Comment toujours obtenir ce que l’on veut : Petit guide de la femme fatale. Le cas de Mme Coulter, par Noémie Dubé

Entre beauté physique hors du commun et méchanceté pure et intrinsèque, entre séduction et cruauté, entre violence et sensualité, voilà où se situe la personnage de Mme Coulter, qui nous est présentée dans la trilogie À la croisée des mondes, de Philip Pullman. Femme particulièrement influente, voire même irrésistible, elle semble puiser sa force à même les tensions et les oppositions qu’elle incarne. Ces contradictions qui la caractérisent ne sont pas sans rappeler celles d’une figure mythique qui a traversé les âges : Lilith (tsé, celle qui est arrivée avant Ève, mais dont on entend rarement parler?). Femme fatale par excellence, la personnage de Lilith se présente comme le mythe auquel viennent s’abreuver toutes les dérivations sur le thème de la femme séductrice et dangereuse. De la vampire de la littérature gothique du 19e siècle à l’archétype de la femme fatale des films noirs, Mme Coulter est héritière d’une foule de caractéristiques (ou « mythèmes », on y reviendra) lilithiennes qui font d’elle une personnage sacrée. Dans la réflexion qui suivra, première d’une série de deux, je vous propose d’explorer ces traits et le pouvoir qu’ils octroient à cette personnage hors du commun.

J’aimerais tout d’abord commencer par un rapide résumé de la trilogie La croisée des mondes, question d’exposer les particularités de l’univers et de vous donner une idée du rôle qu’y joue Mme Coulter. Le premier roman s’ouvre sur un monde géographiquement similaire au nôtre, tout en étant différent : l’Église y est l’institution la plus puissante, étendant sa toile d’influence des instances gouvernementales aux universités. Dans ce contexte, le lectorat (a.k.a nous autres) est invité à suivre Lyra et son daemon Pantalaimon – un animal qui incarne une partie de son âme – dans des aventures qui leur font parcourir de nombreux mondes parallèles. Le récit devient particulièrement intéressant au moment où on comprend que la totalité de ces univers est traversée de poussière, c’est-à-dire de particules élémentaires mystérieuses qui semblent attirées par les êtres doté.es de conscience (pas mal mieux que celle qu’on retrouve en dessous de son lit, right?) et, encore plus, par les personnes qui ont atteint l’âge adulte. Mais, dans le monde de Lyra, cette proximité avec la poussière est perçue d’un très mauvais œil parce qu’elle représente, supposément, la marque du péché originel. C’est pourquoi l’Église accepte de financer une organisation secrète – le Conseil d’Oblation –, dirigée par nulle autre que la séduisante Mme Coulter, dont le mandat est d’enquêter sur la poussière pour trouver un moyen de l’éliminer. On finit éventuellement par découvrir que ce processus d’élimination se fait par le biais d’une opération particulièrement violente qui consiste à séparer une personne de son daemon en coupant, de façon définitive, le lien profond et sacré qui les unit – et, accessoirement, le processus rend la personne complètement zombie (Pas très nice, en effet). Évidemment, cette opération est loin d’être le premier méfait de Mme Coulter… Viennent s’y ajouter quelques autres crimes par-ci, par-là tels que le meurtre, la manipulation, la torture : tous des moyens employés par la protagoniste (vraiment pas gênée) pour arriver à ses fins. Ainsi, sous ses couverts irrésistibles, cette personnage se présente comme une femme assoiffée de pouvoir et prête à tout pour étendre son influence, mais aussi pour protéger son enfant… Lyra. Parce qu’une prophétie plane sur l’existence de la jeune fille, la définissant comme la Nouvelle Ève qui, aidée de son compagnon Will, serait en mesure de réunir tous les mondes parallèles et de fonder la République des cieux. Rien que ça.

Mythe, mythèmes et dérivations

À ce point-ci, je souhaite consacrer quelques lignes à la question du mythe. Qu’est-ce qu’un mythe? Gilbert Durand, un expert en la matière, remarque, dans son texte «Pérennité, dérivations et usure du mythe», qu’un mythe peut être défini comme un récit qui se transmet, dans le temps et dans l’espace, à travers un ensemble de mythèmes (différents éléments déterminants d’un mythe comme le marteau de Thor, le statut de chasseresse d’Artémis, ou encore les aventures vécues par Hercules, etc., etc., vous voyez où je veux en venir). Ces derniers demeurent relativement constants et permettent d’identifier un mythe à travers le temps. Et c’est à partir d’ici que les choses deviennent intéressantes : le mythe connait aussi des dérivations. En d’autres termes, il ne demeure jamais identique (certains mythèmes changent, s’ajoutent ou disparaissent) et suit, dans une certaine mesure, les modes. Il y a donc des moments où un mythe est presque oublié et d’autres où il subit un petit makeover pour redevenir actuel. Évidemment, les modifications dans les mythèmes se font graduellement et, la plupart du temps, de façon relativement inconsciente.

Si je reviens à Mme Coulter pour la comparer à la figure mythique de Lilith, je remarque certains mythèmes récurrents: toutes deux sont des femmes dotées de capacités de séduction extraordinaires et d’une beauté physique fascinante. Plus encore, elles sont toujours, d’une manière ou d’une autre, associées au mal, à la mort, à la violence. Conclusion: le personnage de Mme Coulter se présente bel et bien comme une dérivation de la figure mythique de Lilith, dérivation qui, tout en reprenant les mythèmes tout juste mentionnés, est aussi porteuse d’autres caractéristiques venant ajouter à la puissance de cette personnage (Comme un Pokémon qui a évolué!).

Description de sa beauté: yeux et cheveux

Par quels traits se manifeste la beauté de Mme Coulter? Et surtout, en quoi évoquent-ils Lilith? Au sujet de l’apparence de cette dernière, Pascale Auraix-Jonchière (queen experte de l’évolution du mythe de Lilith à travers le temps) observe que

[l]es textes du Talmud et du Zohar mentionnent la beauté de Lilith, et sa longue chevelure noire. Mais les écrivains romantiques et décadents qui redonnent vie au personnage fabuleux choisissent de donner corps à celle qui a de plus en plus tendance à devenir femme, en détaillant la représentation. Ainsi affleure un blason du visage lilithien, fondé sur trois traits complémentaires: le regard, la bouche, la chevelure.

Comme vous vous en doutez sûrement, Mme Coulter, en bonne héritière de Lilith, ne fait pas exception à la règle. En fait, ce sont ces trois traits qui conditionnent de façon récurrente (mythèmes alert!) les descriptions qui sont faites de notre personnage et qui (en plus de souligner avec insistance à quel point elle est chix) deviennent représentatifs de sa puissance, de son charisme, de son altérité. Pour illustrer tout ça, voici comme exemple un court extrait qui se trouve dans le troisième tome de la série: «Cette femme lui avait jeté un sort. C’était si agréable et tentant de songer à ces yeux magnifiques, à la douceur de cette voix, à la manière dont elle avait levé les bras pour repousser ses longs cheveux brillants» (Ouuuuuhhh!… je souligne). Tout comme l’éclat des yeux de Lilith fascine et séduit, les yeux noirs de Mme Coulter «[brillent] d’une lueur magique», surprenante. Plus encore, le texte de la série insiste pour continuellement décrire les cheveux de la personnage. Longs et noirs comme ceux de sa consœur mythique, leur apparence et leur odeur suffit parfois pour charmer les personnes rencontrées (méchant bon shampoing!) : «lorsqu’elle se pencha en avant, ses longs cheveux tombèrent de chaque côté de son visage. Quand elle se redressa et les coinça derrière ses oreilles avec ses deux mains, Will sentit les effluves de son parfum mêlés à l’odeur fraiche de son corps, et il se sentit à nouveau troublé.» Mis bout à bout, les exemples tout juste cités me permettent d’avancer que les traits physiques marquants de Madame Coulter (yeux et cheveux) sont, en fait, des hiérophanies qui sont, pour reprendre les mots de Jean-Jacques Wunenburger, des « manifestations objectives externes, de forces et de puissances […] qui deviennent des signes révélateurs de l’Invisible » (a.k.a le sacré dont je parlais tout à l’heure).

Voix comme instrument de séduction et d’envoûtement

Si vous m’avez suivie jusqu’ici dans ma réflexion, vous avez probablement remarqué que je n’ai pas encore parlé du troisième élément du fameux blason lilithien mentionné plus haut : la bouche. Eh bien! c’est ici que je rectifie la situation en y consacrant une section entière, parce que la voix de Mme Coulter ou, plus spécifiquement sa parole (qui sort de sa bouche, if you know what I mean), est son instrument de séduction le plus puissant, la deuxième stratégie qu’elle met en place pour charmer les personnages avec qui elle a déjà établi un premier contact par l’entremise de son corps et de son regard fascinants. C’est-à-dire que la personnage allie son apparence séductrice à une parole qui l’est doublement parce qu’elle envoûte autant par sa nature (comme le chant des sirènes) que par les mots qu’elle transmet (comme les sortilèges). Vraiment, Mme Coulter est une queen de la manipulation et excelle à trouver les paroles que chaque personne veut entendre; la persuasion est donc son arme de prédilection. Comme le souligne Valérie Lafontaine en reprenant les termes de Shoshana Felman: «“Séduire, c’est produire un langage heureux”; c’est aborder l’autre avec des mots qu’il connaît et qui lui font plaisir». Cette personnage est ainsi passée maitresse dans l’art de découvrir les désirs profonds des gens qui l’entourent, désirs qu’elle n’hésite jamais à utiliser pour mieux les manipuler afin d’obtenir ce qu’elle veut (always eyes on the price!).

À ce point-ci, vous me voyez venir… La capacité de persuasion hors du commun de Mme Coulter peut être comprise comme une référence directe à la figure de Lilith à laquelle on associe, très souvent, nul autre que le Diable avec qui elle partage de nombreuses ruses[1]. Alors que la voix de notre personnage est décrite comme «douce», «suave» et «envoûtante», une fois alliée à son corps, elle s’avère une arme très puissante merci, comme dans cet extrait tiré de La tour des anges (a.k.a le deuxième tome):

Mais, mon cher Carlo, susurra-t-elle, je peux vous satisfaire, vous aussi. Aimeriez-vous que je vous procure encore plus de plaisir? […] Pendant ce temps, les petites mains noires et griffues de son daemon caressaient le daemon-serpent. […] L’homme secoua la tête, il ne voulait pas en parler. Mais il ne pouvait pas résister; son daemon s’était enroulé délicatement autour du torse du singe, et il promenait sa tête plate au milieu des longs poils soyeux, tandis que les mains du primate allaient et venaient sur toute la longueur de ce corps ondulant (ouf! ça c’était intense!… je souligne).

Évidemment, le vocabulaire sexuel particulièrement explicite dans cet extrait démontre bien l’alliance du corps et de la parole qui permet, presqu’immanquablement, à Mme Coulter d’envoûter les gens, incapables de résister à son charme surnaturel. Grâce à ce combo de feu, elle est donc en mesure de séduire non seulement des humain.es, mais aussi des ours.es polaires, des spectres ou même des anges qui, malgré leur puissance, succombent aussi à sa persuasion (si ça, ce n’est pas de la polyvalence et de l’efficacité!).

Effet du corps

Comme je l’ai constaté plus tôt, la vue du corps de la personnage et, encore plus, le contact ou la proximité avec celui-ci, semblent être les critères de base pour que Mme Coulter réussisse à instaurer son emprise séductrice sur quelqu’un.e. La protagoniste parvient effectivement à fasciner par sa seule allure, générant le numineux, une forme de sentiment d’appréhension et de fascination qui, selon Jean-Jacques Wunenburger, «s’exprime par des forces d’attraction vers quelque chose de merveilleux et solennel.» Les premières pages de La croisée des mondes nous offrent un excellent exemple de ce sentiment:

Personne n’osait dire un mot; les enfants la regardaient fixement, intimidés tout à coup. Ils n’avaient jamais vu une femme comme celle-ci: elle était si gracieuse, si douce et gentille qu’ils n’en croyaient pas leur bonne étoile et quoi qu’elle leur demande, ils se feraient un plaisir de le lui donner pour pouvoir rester un peu plus longtemps en sa présence (je souligne).

Dès la première rencontre, toute personne qui entre en contact avec Mme Coulter ressent donc son altérité fondamentale (alien déguisée??) et reconnait, par la même occasion, son caractère sacré.

Par extension, le simple fait de la toucher prend, à certains moments, une dimension presque rituelle. Notamment, une ambiance solennelle entoure le contact avec Mme Coulter, contact qui équivaut à toucher un porte-bonheur: «les enfants se pressèrent autour d’elle pour lui dire au revoir. Le singe au pelage doré caressa tous les daemons, et les enfants touchèrent le manteau de fourrure pour se porter chance, ou puiser auprès de cette femme du courage et de l’espoir» (guess what?… je souligne). Évidemment, l’emploi du terme «chance» dans cet extrait est, comme vous vous en doutez sûrement, loin d’être anodin, parce qu’un.e personnage sacré.e est souvent reconnaissable par une forme de chance (comme si le ou la personnage profitait d’une permanent lucky star!) qui fait d’elle ou de lui un.e être à part, porteur.euse d’une puissance hors du commun qui provoque le sentiment de numineux mentionné un peu plus tôt. Le désir de se rapprocher d’elle implique que cette chance, cette énergie sacrée qui émane de Mme Coulter, peut être partiellement transmise à travers le fait même de la toucher; ce geste génère, dans une certaine mesure, une renaissance pour la personne qui entre en contact avec le sacré. En d’autres termes, les enfants trouvent, dans leur rencontre avec Mme Coulter, le courage nécessaire pour continuer leur chemin, au même titre que le rituel, permettant un contact avec le sacré, résulte en une revivification de ce qui entre en contact avec lui. Par exemple, c’est exactement ce qui se passe dans le cas des Sabbats auxquels participaient (et participent encore) les sorcier.ères. Non seulement le rituel est fun sur le coup, mais ses effets durent un certain temps, et donnent l’impression aux personnes qui y ont participé d’être plus en phase, plus sensibles et réceptif.ives, avec le monde qui les entoure.

Pour poursuivre sur la même lancée, je tiens aussi à souligner que les capacités d’envoûtement de la personnage sont encore plus efficaces si elle est en mesure de maintenir une certaine proximité physique avec la personne, ou l’être, envoûtée (parce que l’expression « loin des yeux, loin du cœur » fonctionne aussi à l’inverse, right?). Par conséquent, dans le 3e tome, sa rencontre avec l’ange Métatron met ses pouvoirs à rude épreuve tout en montrant l’étendue de son influence: «Mme Coulter n’avait pas le temps de l’admirer, car l’être qui marchait à ses côtés frémissait de désir, et elle devait le garder près d’elle afin de le contrôler au maximum» (je souligne). L’aura sacrée de Mme Coulter semble donc fonctionner en rayonnant de sa personne, ce qui a pour résultat de créer une sorte de bulle de puissance autour d’elle, au sein de laquelle les paradigmes relationnels normaux sont soumis à sa volonté.

Ainsi, ses différents traits physiques (ses yeux, ses cheveux, sa bouche et sa beauté en général) lui permettent facilement de séduire et de manipuler les personnes qu’elle rencontre. Intelligente (pour ne pas dire bien ratoureuse), Mme Coulter se sert de son statut sacré pour obtenir plus de pouvoir, plus de ressources, afin, notamment, de se venger. Éventuellement, elle parvient même à instaurer une domination charismatique sur les autres. Êtes-vous curieux.se de savoir ce qu’est une domination charismatique, et comment Mme Coulter réussit à l’instituer? Eh bien! bonne nouvelle: il en sera question dans un prochain article, dans lequel je développerai aussi sur le caractère fondamentalement duel de notre femme fatale favorite! Parce qu’avant d’être belle, Mme Coulter est surtout une bonne badass!

Références et autres lectures

Pascale Auraix-Jonchière (Lilith, avatars et métamorphoses d’un mythe entre romantisme et décadence); Gilbert Durand («Pérennité, dérivations et usure du mythe»); A.M. Killen («La légende de Lilith»); Valérie Lafontaine («La séduction comme instrument de pouvoir féminin dans « Les liaisons dangereuses » de Choderlos de Laclos»); Philip Pullman (Les Royaumes du Nord: À la croisée des mondes / La tour des anges: À la croisée des mondes 2 / Le Miroir d’Ambre: À la croisée des mondes 3); Jean-Jacques Wunenburger (Le Sacré).

[1] «La plupart des traditions ne voient en elle [Lilith] qu’un redoutable démon de la perversité et de la luxure, l’esprit du mal, le serpent du paradis terrestre, le bouc émissaire chargé du fardeau de tous les vices féminins qui partage avec Satan les honneurs de l’abîme.» Dans «La légende de Lilith» de A. M. KILLEN.