Éternelle jeunesse, d’Isabelle Piette

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« Effacez le temps », clame le panneau publicitaire. « Accédez à l’éternelle jeunesse ». Elle passe souvent devant cette clinique. Aujourd’hui, elle s’y arrête. Elle veut tenter, elle aussi, de déjouer cet implacable voleur. Il lui a pris son mari, qui dort maintenant dans les bras d’une plus jeune. Il lui a pris ses enfants qui sont disséminés aux quatre coins du pays et qu’elle voit maintenant rarement. Il lui a dérobé sa jeunesse, sa beauté, sa santé. Il lui a enlevé certains amis, morts ou malades. Elle hésite une seconde. Elle remarque les patients qui sortent. Ils sont d’une beauté extraordinaire, éthérée, céleste. Ils marchent d’un pas léger, qui semble les porter vers quelque paradis invisible. Et ce regard lumineux qui fixe l’horizon… Elle pousse la porte et entre, bien décidée à défier le destin qui la pousse inexorablement vers la déchéance.

Après les formalités d’usage, on la conduit dans une petite pièce avec une chaise et un miroir comme tout mobilier. L’attente la rend nerveuse. Les minuscules particules qui doivent enrayer l’effet du temps sur chacune de ses cellules, chacune des composantes de celles-ci même, sont sans danger, lui a-t-on dit. Seule dans cette pièce froide et dénudée, elle en est tout à coup moins certaine. Une infirmière arrive enfin et, avec de lents mouvements calculés, lui fait une injection. Elle remarque sa beauté, mais surtout son regard. Il est lointain, si lointain. Il semble chercher l’infini. Un frisson lui parcourt le dos. Trop tard pour reculer. On la laisse seule, elle ne peut qu’attendre.

Une sensation de fourmillement s’empare bientôt de ses jambes. Ses varices, causées par les longues journées debout au magasin, s’estompent doucement et, avec elles, les longues heures de fatigue, les clients stressants et la gérante toujours prête à sermonner. S’estompent aussi les fous rires, les complicités, les amitiés entre collègues ainsi que l’excitation de petite fille devant les nouvelles collections saisonnières.

Au tour maintenant de cette vieille blessure à la hanche de picoter, vestige d’un accident d’auto qui l’a rivée au lit pendant plusieurs mois. Parties les douleurs qui l’empêchent de dormir par temps humide. Partis les élancements qui ralentissent chaque pas et empêchent tout mouvement brusque. Parties aussi les heures passées à l’hôpital, son mari veillant à son chevet, de même que les innombrables histoires racontées à ses enfants, tous blottis contre les coussins du sofa où son immobilité forcée l’avait reléguée.

Voilà le ventre qui se remodèle et, avec cette métamorphose disparaissent les chairs molles et les vergetures, marques d’un corps qui a donné la vie.  Trois accouchements difficiles dont le dernier qui a failli lui coûter la vie tellement elle perdait de sang. Mais le petit voulait vivre, et c’est devenu le plus aventurier des trois. Sa fille qui a lâché un grand cri en sortant, avec cette détermination qui l’a caractérisée toute sa vie. Et son premier fils, doux et tranquille, qui a mis des heures et des heures à se montrer. Tous disparus.

Les seins aussi, étirés et mous, se refaçonnent doucement. Envolées les traces de l’allaitement, oubliés les seins douloureux gonflés de lait, les mastites et les gerçures. Oubliés avec eux toute la tendresse de ce contact peau à peau, doux moments passés blottis contre une petite boule de chair repue et contente. Oublié le plaisir de donner sans conditions, nourrissant son âme autant que le petit corps de l’autre.

Sur les épaules et le dos s’effacent lentement des taches brunes que les trop nombreux coups de soleil ont laissées derrière eux. S‘effacent aussi les souvenirs des vacances en famille à la plage, des étés passés au chalet des grands-parents, des après-midis au parc avec les enfants. Effacés la lune de miel en croisière sur les eaux turquoise des caraïbes, les excursions dans les îles, les promenades sur la plage, le sourire amoureux de son mari à travers son visage rougi.

Ah tiens, de retour l’hymen, et avec lui, perdu la sensation douloureuse et grisante à la fois de la fille qui devient femme. Perdue la douce sensualité qui se transforme au fil des expériences pour devenir feu ardent. Perdus les échanges coquins, les contacts passionnés, les extases torrides.

Et les yeux, miroirs de l’âme, témoins et véhicules de tant d’émotions, se refaçonnent aussi. Pattes d’oie, rides, cernes et poches s’étirent, se lissent et s’effacent, en même temps que les joies, peines, rires, souffrances, jouissances, douleurs, sourires, pleurs, dégoûts, vie, mort, temps.

Le processus est maintenant terminé. Elle se lève. Elle marche doucement, de ce pas aérien, le regard cherchant l’horizon, fixant le vide. Elle flotte dans ces limbes sans passé ni futur, seule, abominablement jeune, atrocement belle, malheureusement éternelle.


Première publication : Solaris 169, 2009.