L’autre visage de la déesse, d’Yves Meynard

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Sébastien, fils du Comte de la Marche Orientale, avait grandi dans le château de sa lignée, un immense édifice dont la plus grande partie était désormais inhabitée. Au fil des siècles, des ailes entières avaient été abandonnées, plusieurs des hautes tours s’étaient effondrées, et même au sein des régions habitées il existait des couloirs et des salles désaffectés.

Pour un enfant de son âge, le château de la Marche Orientale recelait des trésors sans prix, mais rares étaient ceux qui étaient également prisés par les adultes. Sébastien avait appris à considérer cela comme la norme. Lui qui ne pouvait décemment jouer avec des enfants de paysans, et qui errait donc dans un monde d’adultes, avait meublé sa solitude en s’inventant des compagnons imaginaires — qu’il prenait soin de n’invoquer qu’en l’absence d’autres personnes. Le Brave Chevalier, le joyeux Mordhaus, son frère jumeau le mélancolique Alençail, toute une galerie de personnages se joignaient à lui dans des aventures où ils exploraient des endroits immensément reculés — car même le vaste château de la Marche ne suffisait pas à contenir l’imagination d’un enfant.

Un des rares objets qui avaient autant de valeur pour Sébastien que pour les adultes qui l’entouraient, c’était l’horloge astronomique qui logeait dans l’aile ouest. Elle était inconfortablement loin de la zone habitée, mais elle était d’une trop grande importance historique pour qu’on accepte de la laisser à l’abandon. Aussi, deux fois par semaine, un bataillon de serviteurs était-il délégué pour nettoyer le hall de l’horloge, armé de chiffons et de balais de laine. À leur tête se trouvait Zabrisk, l’horloger, un homme vieilli avant l’heure, qui paraissait à Sébastien aussi âgé que les montagnes, et qui n’avait peut-être pas encore un demi-siècle. Zabrisk était menu, et parlait d’une voix toujours calme. Il rappelait à Sébastien le docteur Azemann, sans la bienveillance qui caractérisait le médecin. Il avait le teint naturellement cireux, des yeux larmoyants et de longs doigts fuselés dont il laissait pousser les ongles, leur donnant l’air des pattes d’une araignée.

Sébastien avait autrefois obtenu de son père le Margrave l’autorisation d’assister au nettoyage du hall de l’horloge. La permission n’ayant jamais été révoquée, lorsque Sébastien demandait à accompagner les serviteurs, ceux-ci n’osaient refuser.

Lors des visites, Sébastien se tenait aux côtés de Zabrisk, lequel tolérait sa présence avec un air méfiant. Tandis que le reste des serviteurs époussetait toutes les surfaces du grand hall, Zabrisk se rendait à l’horloge comme un novice se rend au temple. Sébastien avait chaque fois l’impression que le petit homme aurait voulu se prosterner devant l’ouvrage avant de trop s’en approcher.

Une petite clôture de bois interdisait au commun des mortels de trop s’approcher de l’horloge. Zabrisk avait clairement intimé à Sébastien que cette interdiction s’appliquait même au fils du Margrave, et franchissait seul la barrière, après avoir sorti un escabeau d’un placard à la porte dissimulée.

Il est vrai que l’horloge avait de quoi inspirer le respect, même pour un garçon qui avait grandi au milieu de merveilles oubliées. Un cadran y indiquait les heures, évidemment, placé près du sommet de la structure; mais c’était un élément relativement si petit qu’on ne le remarquait presque pas. L’œil était d’abord attiré par deux autres cadrans: le plus bas, haut comme un homme, figurait l’année, divisée en 366 jours, chacun numéroté et nommé sur un anneau de laiton. Deux figures flanquaient ce cadran: à gauche, un archange en armure, avec un casque à cimier, pointait du doigt le jour courant. À droite, c’était une figure féminine à l’identité incertaine qui paraissait soutenir ou guider la roue de l’année. Elle était vêtue de rouge et de noir, et un voile aussi massif que le casque de l’ange encadrait son visage.

Le second cadran, plus complexe, placé en retrait sur le buffet de l’horloge, au-dessus du premier cadran, était un indicateur astronomique qui présentait les maisons du zodiaque sur la couronne extérieure, tandis que la région intérieure montrait les mouvements du soleil et de la lune ainsi que la lente trajectoire des sept planètes, de Correfore jusqu’à Phébarade. Sur son côté droit, un dernier cadran indiquait l’année courante, sa position dans le cycle des semaines et celui des lunaisons.

Curieusement, c’était toujours par celui-là que commençait la routine de Zabrisk. Dans la nuit du dernier jour de l’année seulement les rouages du cadran se mettaient-ils en action, mais sans doute était-ce pour cette raison-là que le petit homme s’inquiétait de voir les rouages inactifs se figer, comme un vieillard toujours assis qui n’arrive plus à se lever le moment venu. Grimpé en haut du lourd escabeau, auquel il s’attachait par une courroie de cuir, Zabrisk se penchait jusqu’à pouvoir toucher les cadrans, et vérifiait avec délicatesse la fonction des rouages. Il essuyait la poussière avec des pinceaux de poils de martre, auscultait les rouages en posant un cylindre de bois sur la surface des cadrans et en collant l’oreille à son autre extrémité, faisait coulisser un fil de métal le long des rainures où se déplaçaient les planètes. Sébastien savait que Zabrisk allait parfois effectuer de l’entretien au cœur même de l’horloge; mais cela ne se faisait pas durant la routine de nettoyage. C’était durant la remontée hebdomadaire des poids qui actionnaient les engrenages que se faisait cet entretien, et cette opération-là, Sébastien n’avait pas obtenu l’autorisation d’y assister.

Un jour de printemps que Sébastien examinait Zabrisk occupé à épousseter les six ailes de l’archange, le regard du garçon se posa sur le trousseau de clefs que l’horloger portait à sa ceinture. Il lui sembla alors entendre une voix à son oreille: celle de Maragel, un de ses amis imaginaires. Il était rare que Sébastien l’incorpore à ses jeux, car Maragel était un voleur. Pas un cambrioleur qui n’utilisait ses habiletés qu’au nom des grands principes, mais bien un chenapan qui dérobait ce qu’il pouvait. Presque un antagoniste plutôt qu’un camarade, cela faisait bien un an que Sébastien n’avait plus pensé à lui. Mais voilà que sa voix malicieuse se faisait entendre:

— Regarde comment la clef du hall pend à sa ceinture, disait Maragel. La corde est toute échiffée. Il suffirait de tirer un petit coup sec et voilà, elle casserait!

Sébastien lui répondit muettement qu’il n’avait nulle envie de chaparder la clef du hall, laquelle ne lui servirait à rien. C’était de voir l’horloger en action qui le fascinait. Mais Maragel continuait:

— Tu pourrais enfin résoudre le mystère de la sonnerie de trois heures, dit-il.

Et à cela Sébastien ne put opposer d’objection.

L’horloge astronomique sonnait chacune des heures de la journée. Elle disposait d’un carillon très complexe. Chaque heure sonnait de façon différente, car les maillets du carillon frappaient des lames de métal différentes selon l’heure. Ainsi le carillon de midi était presque aérien; les quatre premiers coups sonnaient une note aiguë, à laquelle se joignaient d’abord sa quinte puis sa tierce, formant un accord majeur. Les notes de l’après-midi descendaient la gamme, et après six heures du soir le carillon plaquait un accord mineur. Un soir d’hiver, pour une fonction protocolaire dont il n’avait jamais compris le sens, Sébastien avait été, en compagnie de son père, assister à la sonnerie de minuit, qui lui avait paru carrément funèbre.

Aux petites heures du matin, la porte du hall de l’horloge était toujours fermée: personne n’avait la moindre raison de se rendre dans cette portion du château à une telle heure. Or, quelques mois plus tôt, Sébastien s’était aventuré de nuit dans le château et s’était rendu jusqu’au hall de l’horloge. Il était presque trois heures du matin. Sébastien avait collé son oreille à la porte pour mieux entendre la sonnerie. Cet objectif atteint, il se promettait de revenir à sa chambre. Il avait eu la surprise d’entendre trois coups discordants, suivis d’un gémissement strident qui lui avait fait dresser les cheveux sur la tête. Il était revenu à sa chambre en courant, et il avait eu honte de sa couardise le lendemain. Le gémissement était trop métallique pour ne pas provenir d’un mécanisme; pourtant, l’horloge était censée fonctionner parfaitement, et rien ne grinçait aux autres heures qui sonnaient.

— Tu ne vas pas me dire que tu as peur de l’apprendre? persiflait justement Maragel à l’oreille de Sébastien.

C’en était décidé. Sébastien regarda Zabrisk terminer son travail avec la respectueuse attention qu’il lui accordait toujours. Juste après que le petit homme eût terminé, l’horloge sonna quatre heures de l’après-midi. Des automates s’animèrent: un coq de métal, un enfant, puis la partie excitante de la sonnerie: sortant de derrière un paravent qui le dissimulait à la vue, un dragon de bronze dont la tête hochait et dont les pattes s’agitaient s’approcha d’une figurine de jeune femme. Juste comme il allait l’atteindre, un chevalier monté sur un cheval caparaçonné de métal, portant une longue lance brillante, jaillit à toute vitesse d’une forêt et vint porter un coup au dragon. La bête recula aussitôt pour retourner se cacher; le cheval inversa lui aussi son mouvement, et les deux antagonistes disparurent. Le carillon se fit entendre: quatre coups cristallins.

Tout le monde avait marqué une pause respectueuse pour la sonnerie. Zabrisk houspilla maintenant les serviteurs pour qu’ils se dépêchent de terminer. Il replaça l’escabeau dans le placard et traversa la clôture.

— Quelle belle sonnerie, celle de quatre heures, vous ne trouvez pas? dit Sébastien, en se plaçant à la gauche de Zabrisk pour planifier son méfait.

— Oui, monseigneur, elle est très belle, comme toutes les autres.

— Vous les avez toutes entendues?

— Forcément. Je dois vérifier la totale fonctionnalité de l’horloge. Allez, Hormaille, ne traînez pas, nous avons terminé!

— Vous allez revenir ici dans trois jours?

— Quatre, monseigneur. Vers une heure et demie. Il me fera plaisir de vous avoir avec nous de nouveau, dit Zabrisk d’un air résigné.

Quand ils furent sortis du hall et que l’horloger eut verrouillé les portes, Sébastien remercia poliment Zabrisk de l’avoir laissé assister à leur travail, avec une brève inclinaison de la tête qu’il copiait de son père. Zabrisk se détourna pour rentrer à ses quartiers, et Sébastien empocha prestement la clef qu’il venait de lui chiper, avant de prendre un autre chemin, d’un pas qu’il s’efforçait de garder normal. Contre toute attente, il ne se passa rien. Zabrisk ne poussa aucune exclamation de surprise ou de colère. Sa main ne s’abattit pas sur l’épaule de Sébastien avec le poids de la justice derrière elle. Le fils du Margrave rentra dans ses appartements et cacha la clef sous son oreiller.

Sébastien s’efforça, le reste de la journée, de ne pas penser à son larcin. Il n’y réussit pas tellement, heureusement sans que cela n’ait de conséquences. Les domestiques étaient habitués à ses changements d’humeur et à ses distractions. Et peut-être bien que son expression était davantage sous contrôle que Sébastien n’en avait l’impression.

Il alla se coucher à l’heure habituelle, et patienta longtemps dans l’obscurité de sa chambre, trop tendu pour ressentir le moindre assoupissement. Il était deux heures et demie passées quand il ouvrit sans bruit la porte et se glissa dans les couloirs du château de la Marche Orientale.

Parce qu’il n’était pas à l’aise à l’idée de se rendre seul jusqu’à l’horloge, Sébastien avait décidé d’emmener des amis avec lui. Il n’était toutefois pas question de les choisir de façon arbitraire; Sébastien s’était concentré pour discerner qui au juste devrait l’accompagner. Maragel avait répondu à l’appel le premier, arguant muettement que sans son initiative, l’expédition n’aurait jamais pu avoir lieu. Sébastien était bien forcé de se rendre au raisonnement. C’était ensuite le Brave Chevalier — il n’avait pas d’autre nom — qui s’était porté volontaire. Invulnérable à la peur, il envisageait la visite à l’horloge sans la moindre appréhension. Sébastien sentait qu’il lui fallait choisir un troisième comparse. Mais qui donc? Pas question d’enrôler Rollo le jongleur ou Fuchsia la souris pour une expédition aussi sérieuse, certainement. Or, ses autres amis regimbaient tout autant, à la seule exception du mélancolique Alençail, qui finit par sortir du rang en haussant les épaules. Sébastien n’aurait pas pensé le choisir; sauf que ce n’était pas directement de son ressort.

Ce fut donc à la tête d’un groupe de quatre que le fils du Margrave arpentait maintenant les couloirs du château de sa famille. Il ne lui fallut pas longtemps pour quitter la zone habitée de l’aile ouest. La section qui s’étendait immédiatement au-delà était sans réel danger; elle n’était pas usée par le temps comme l’étaient d’autres régions plus éloignées du château, où les planchers de bois risquaient de se rompre sous les pas d’un visiteur imprudent. Néanmoins, parce que l’on n’y vivait plus depuis longtemps, elle dégageait une atmosphère quelque peu oppressante, et d’autant plus de nuit.

Sébastien ne ressentait plus le besoin de rester silencieux et il avançait d’un bon pas. Il imaginait le Brave Chevalier un peu en avant, sur sa droite, Maragel juste derrière lui, et Alençail fermant la marche.

Il arriva enfin au hall de l’horloge; et là, devant les portes closes, Sébastien fut pris d’hésitation. Il avait la clef dans sa poche, rien ne l’empêchait d’entrer… Mais son père n’aurait pas approuvé cette visite. Il lui avait fallu commettre un vol, quand bien même il s’était répété que c’était un simple emprunt, pour la rendre possible. Il se retourna et considéra ses trois compagnons imaginaires. Le Brave Chevalier baissait les yeux, mal à l’aise. Alençail secouait la tête d’un air morose. Mais Maragel l’encourageait avec de grands gestes. Et d’un coup, surmontant la barrière de sa culpabilité, Sébastien sortit la clef de sa poche, l’inséra dans la serrure et la fit tourner.

La porte se déverrouilla et Sébastien se glissa à l’intérieur, pour la refermer l’instant d’après. La lumière de la lune entrait à flots par les fenêtres du grand hall, jetant de longs rectangles blancs sur le plancher. Sébastien s’avança sur la pointe des pieds. Le bruit des rouages de l’horloge lui emplissait les oreilles; un bruit aux échos étouffés par le tapis de laine qui occupait le centre du plancher sur presque toute la longueur du hall. S’il s’approchait des fenêtres et quittait le tapis, la résonance s’accentuait. Ses amis imaginaires étaient de nouveau à ses côtés — une partie de son esprit renâclait à ceci, car ils n’auraient clairement pas eu le temps de se glisser dans le hall à sa suite s’ils avaient été réels; mais elle inventa alors un faux souvenir, selon lequel la porte avait justement refusé de se fermer du premier coup, parce que le Brave Chevalier l’avait tenue ouverte le temps que tout le monde puisse entrer.

Sébastien arriva à la clôture basse qui barrait l’accès à l’horloge. Il l’enjamba simplement, précédé par Maragel, et le temps d’y penser il était tout contre le mécanisme, là où Zabrisk n’aurait jamais laissé personne d’autre mettre les pieds.

Il sortit alors une chandelle de sa veste, la posa précautionneusement par terre et l’alluma. La lueur qu’elle jetait ne pouvait rivaliser avec l’éclat de la lune, mais elle éclairait les zones d’ombres dues à l’angle de la lumière lunaire.

— Parfait! Maintenant, touche le cadran, mets la main sur l’aiguille, pour voir si tu sens le mouvement, l’exhorta Maragel. Et pourquoi ne prends-tu pas l’escabeau, qu’on aille jouer avec les planètes?

Mais Sébastien avait ses limites.

— Non, c’est assez, murmura-t-il. Je suis venu voir l’horloge mais je ne vais pas risquer de l’endommager.

Et comme Maragel insistait, Sébastien le menaça, muettement, de réécrire le passé et de prétendre qu’il n’avait jamais fait partie de l’expédition. Le hardi voleur perdit toute contenance et se ramassa sur lui-même; il semblait avoir carrément rapetissé. Il alla se poster tout contre la clôture, marmonnant qu’il fallait bien que quelqu’un monte la garde.

— Qu’est-ce que tu vas faire maintenant? demanda Alençail. Tu ne vas pas rentrer à ta chambre?

Difficile de savoir si c’était un reproche ou un constat désabusé. Sébastien ressentit la question comme un aiguillon néanmoins, et il répliqua:

— Je vais attendre pour voir ce qui se passe à trois heures, comme nous l’avions convenu. Je vais éclaircir le mystère une fois pour toutes.

— Il y a des choses qu’il vaudrait mieux ne pas savoir, soupira Alençail.

— Assez de ces apitoiements, gamin! s’exclama le Brave Chevalier. La poursuite du savoir est une noble quête. Nous sommes assez forts pour accepter la vérité, quelle qu’elle soit.

Le mélancolique aventurier allait répliquer, mais à ce moment un bourdonnement grave se fit entendre, issu des profondeurs de l’horloge, et l’attention de Sébastien se porta toute entière sur le mécanisme; ses amis imaginaires furent oubliés.

Il regarda le cadran des heures: il était trois heures moins cinq. Le son n’était pas mélodieux, même s’il lui suggérait une cloche plus qu’un rouage. S’agissait-il d’un rouage grippé, ou d’un signe avant-coureur de la sonnerie imminente? Les animations ne duraient jamais plus de deux minutes, s’il fallait en croire Zabrisk…

Puis, lui arrachant un glapissement terrifié, Sébastien vit la tête de l’archange pivoter sur elle-même, et dévoiler un autre visage, celui-là empreint d’une colère sacrée.

Il recula d’un pas, par réflexe. Il fixait la statue, certain que d’un instant à l’autre les six ailes de l’ange allaient s’animer… Rien de tel ne se produisit: après tout, elles étaient moulées directement dans le bois et n’auraient jamais pu bouger. Le visage, lui, avait toujours été séparé du casque par une rainure, et forcément la tête pouvait pivoter sur un axe central. Les nouveaux traits de l’ange étaient convulsés par la rage; la peau du visage avait foncé, et ses yeux étaient maintenant d’un bleu intense — forcément, car ce visage n’étant jamais exposé que la nuit, sa peinture avait mieux résisté au temps. Sébastien voyait le visage de l’ange tel qu’on l’avait peint à l’origine.

Il pensa alors à examiner la mystérieuse femme de l’autre côté du cadran. Son visage à elle n’avait pas changé — mais avait-il bougé? C’était possible: comme celui de l’ange, le visage de la femme était encadré par son couvre-chef et aurait pu pivoter. Il vint à Sébastien l’idée qu’elle aussi était censée changer d’expression, mais que le temps avait figé l’engrenage qui commandait à sa tête, ne la laissant que changer la direction de son regard par quelques degrés.

Le coq de métal s’animait maintenant, comme avant chaque heure. Il battit des ailes, haussa la tête, et poussa son cri grinçant, avant de retourner à sa posture initiale. L’enfant assis sur un angle du buffet, entre le premier et le second cadran, retourna le sablier qu’il tenait dans ses mains. Le dragon sortit de derrière le petit paravent courbe qui le cachait au regard et s’avança vers la jeune femme attachée à un pieu ou un tronc d’arbre. « C’est ici que j’interviens » dit le Brave Chevalier, et en effet, comme à chaque heure, la figurine du chevalier accourut pour repousser le dragon. D’où il se trouvait en contrebas, l’illusion se brisait pour Sébastien, qui voyait très bien que la figurine du chevalier se déplaçait sur un rail différent de celui du dragon, et que ce dernier commençait à reculer avant que le chevalier ne soit rendu en fin de course. La lance de la figurine ne pouvait certainement pas le frapper.

L’heure sonna ensuite: trois coups absolument sinistres, une dissonance affreuse. Alors que les autres heures jouaient une triade, majeure ou mineure, le carillon qui jouait maintenant se limitait à deux notes graves, écartées de trois tons: l’intervalle à mi-chemin entre la quarte et la quinte, que l’on surnommait le cri de l’esquardet, et qui était déjà pénible à l’oreille. De plus, il semblait à Sébastien qu’une des lames était faussée, ou que le maillet la frappait de biais, car la note grinçait et empirait la dissonance.

Les échos du troisième coup s’étaient à peine dissipés que vint le grincement strident qui avait tant effrayé Sébastien à la première écoute. Il était bien plus fort maintenant, et propre à donner froid dans le dos. Comme Sébastien était prévenu, le son eut moins d’effet cette fois-ci. Il était assez fort pour que Sébastien en identifie la source: vers le haut du mécanisme, près des automates du dragon et du chevalier… Il vit du mouvement juste sous l’automate du chevalier. Un morceau de métal bougeait, luisait par à-coups lorsque la lumière de la chandelle s’y réfléchissait. Et maintenant que Sébastien avait observé les rails sur lesquels se mouvaient les automates du dragon et du chevalier, il distinguait un troisième rail, le long duquel un autre automate aurait donc dû se mouvoir. Mais un obstacle avait été placé sur le rail, comme une feuille de métal qui empêchait la figurine de sortir de son logement.

Le long grincement se termina alors, et il n’y eut plus que le bruit normal de l’horloge pour remplir le silence.

— Eh bien voilà, Sébastien, soupira Alençail. Drôle de secret que celui-là. Au moins cela n’avait rien de terrible ni de surnaturel…

— Rien de surnaturel, répliqua Sébastien à voix haute. Mais quand même, pourquoi est-ce qu’on a bloqué le mécanisme?

— Parce que c’était trop horrible, monseigneur, vint une voix aigre et parfaitement réelle dans son dos.

Sébastien poussa un hurlement de frayeur qui lui râpa la gorge. Il se retourna convulsivement, pour apercevoir la figure de Zabrisk l’horloger. Pendant une seconde, il se sentit comme une bête traquée, qui ne peut plus s’échapper et qui doit se préparer à mourir. Puis il se rappela qui il était et sa terreur reflua. Il essaya de demander à Zabrisk ce qu’il faisait là, pour constater qu’il avait perdu le pouvoir de la parole et ne pouvait que bredouiller des syllabes pâteuses. Zabrisk sembla néanmoins avoir compris la question.

— Je ne me suis pas rendu compte au début que vous m’aviez volé la clef, ne serait-ce que parce que je ne croyais pas le fils de notre bien-aimé Margrave capable d’un pareil méfait. Mais vous croyiez donc qu’une fois rentré à mes quartiers, j’allais jeter mes vêtements sur le dos d’une chaise comme un ivrogne de retour de la taverne? Il ne m’a pas fallu longtemps pour m’apercevoir que la clef du hall manquait à mon trousseau. Je suis retourné sur mes pas et je ne l’ai aperçue nulle part sur mon chemin. Je me suis souvenu alors de votre comportement un peu trop aimable, et j’en ai déduit ce qui s’était passé.

— Vous… articula Sébastien à grand-peine. Vous l’avez dit à mon père?

— Non. Le Margrave déteste être importuné pour des broutilles. Je vous aurais bien dénoncé au castellan Wolf mais j’ai choisi d’attendre et de vous prendre en flagrant délit. Sauf que… je vous ai mal jugé. Vous n’aviez pas dérobé ma clef pour accomplir une bêtise; vous aviez déjà entendu le carillon de trois heures et vous vouliez comprendre ce qui se passait au juste. Cela m’est arrivé à moi aussi, quand j’ai été assigné à l’horloge, quinze ans avant votre naissance. Sauf que moi, j’ai eu le bon sens de poser la question à mon maître, au lieu de me démener dans l’obscurité comme un voleur!

« L’automate qui est bloqué, monseigneur, c’est la Mort, telle qu’on la représentait à l’époque: un cadavre à moitié pourri, armé d’une faux. Elle est censée s’avancer jusqu’à la jeune fille et la décapiter. Le corps de la jeune fille s’affaisse pour cacher la tête, la Mort rentre dans son logement. Après cinq minutes, le corps se relève et tout redevient comme avant.

— Vous… avez vu ça? finit par demander Sébastien.

— Non, on me l’a expliqué. Cela fait des siècles que le mécanisme a été bloqué. J’ai pu voir où on a découplé le mouvement pour l’automate de la jeune fille, alors je comprends ce qu’il est censé faire. Pour l’automate de la Mort, la situation était bien plus compliquée: les rouages sont assemblés d’une telle manière qu’il faudrait démonter une section entière du mécanisme principal pour pouvoir figer l’automate. Il était bien plus facile de bloquer son parcours. Seul problème, le mouvement des rouages provoque ce bruit troublant quand l’automate se bute à l’obstacle et que les dents dérapent.

— Mais… pourquoi bloquer le mouvement?

— Je vous l’ai dit, c’était trop horrible de voir la Mort faucher une jeune fille innocente. Vous avez remarqué que l’ange change de visage; Ashtorath aussi en changeait. Cela, c’était facile à bloquer, et comptez-vous chanceux de ne pas avoir vu l’autre visage qu’on lui avait donné.

— La femme en rouge s’appelle Ashtorath? Qui est-ce?

— On ne vous a encore rien appris à votre âge? C’est une démone, maintenant, mais auparavant c’était une déesse, une déesse des peuples du sud.

— Une déesse païenne?

— Forcément, oui. Quelle victoire pour l’Église! Le fils du Comte de la Marche Orientale, même s’il a plus que l’âge de raison, n’a jamais entendu le nom d’Ashtorath. Cette horloge, Sébastien, est un objet d’art impie, malgré l’archange qui vous regarde. Le Frère Hans refuse de mettre les pieds ici; s’il le pouvait, il ordonnerait de sceller la porte et de laisser l’horloge s’arrêter. Votre père ne le permettrait pas, car lui n’a pas peur des vestiges du passé. L’horloge est un trésor historique, et elle va continuer à fonctionner, quand bien même ce serait la dernière représentation d’Ashtorath que l’Église n’a pas pu détruire. Quand je serai trop vieux pour m’en occuper, je passerai le flambeau à mon apprentie, et elle le passera au sien, et ainsi de suite. Le cadran des années peut compter jusqu’à six mille ans, vous savez. Il n’y a que quelques siècles d’écoulés sur ces soixante… Allez, venez avec moi, monseigneur. Vous avez découvert le secret de l’horloge. Rendez-moi ma clef et je promets de ne rien dire à personne.

Sébastien jeta un coup d’œil à l’horloge, par-dessus son épaule. Le visage de l’archange était redevenu celui qu’il avait l’habitude de voir. Les automates s’étaient immobilisés, mais on entendait encore le tic-tac du mécanisme. Avec un effort de volonté, il reprit la chandelle qu’il avait posée sur le sol et alla rejoindre Zabrisk.

— Il y a encore une chose que je ne comprends pas, lui dit-il en lui tendant la clef.

— Une seule? Vous êtes un homme chanceux, monseigneur.

Sébastien ignora le sarcasme de Zabrisk.

— Pourquoi trois heures et pas minuit? demanda-t-il. Ce n’est pas minuit, l’heure où on doit avoir peur?

— Oh, monseigneur. Vous ne savez vraiment rien. C’est à trois heures du matin que l’on meurt. Quand la nuit est bien avancée, quand tout espoir de revoir le soleil est perdu… C’est à trois heures du matin que les vieux s’éteignent. Vous êtes encore bien trop jeune pour en avoir peur, et c’est tant mieux. Mais c’est pour cela que cette animation de l’horloge a été paralysée. Parce qu’elle nous rappelle trop cruellement à nous, les grandes personnes, que notre temps est compté. Quand je serai sur mon lit de mort, j’entendrai les trois coups de l’horloge, et le grincement du mécanisme. Mais même si l’automate qui représente la Mort est bloqué, cela ne l’empêchera pas, elle, de venir me prendre. Et sans doute alors que je contemplerai le visage d’Ashtorath.

Zabrisk referma les portes du hall, et tourna sa clef dans la serrure. Il esquissa un salut respectueux et s’en fut en silence.

Sébastien restait seul, la chandelle à la main, une goutte de cire lui brûlant les doigts. Il n’osait plus ni éteindre la chandelle, ni bouger. Il appela à lui ses amis imaginaires. Maragel ne répondit pas; le Brave Chevalier ne se manifestait pas non plus. Seul Alençail se révéla à son regard intérieur. L’aventurier mélancolique arborait une expression compatissante.

— Allez, monseigneur Sébastien, dit-il d’une voix où perçait une certaine satisfaction narquoise. Je vous l’avais dit qu’il y a des choses qu’il vaut mieux ne pas savoir. Mais une fois que l’on sait, rien d’autre n’a changé. Vous n’êtes pas plus en danger maintenant que vous ne l’étiez en arrivant. Je resterai avec vous, moi. Et demain, si vous le voulez, nous irons secourir les îliens de l’Archipel Sombre, ou explorer les crevasses profondes de Kern, où jamais le soleil ne se glisse. En attendant, soufflez donc votre chandelle. La lune suffira à nous guider jusqu’à vos quartiers.

Sébastien finit par trouver la force de lui obéir, et tout le long du chemin vers sa chambre, quand il aurait dû sentir dans son dos la présence d’Asthorath la démone, il entendit le pas traînant d’Alençail qui veillait sur lui. Quand il fut recouché, il imagina comme il l’avait fait de nombreuses fois auparavant une haie de ses amis au pied de son lit, une garde d’honneur contre les peurs nocturnes. Alençail était maintenant à leur tête.

Même avec cette protection, Sébastien ne trouva pas le sommeil immédiatement, malgré l’épuisement qui l’avait gagné. Alençail finit par lui murmurer:

— Quatre heures ont sonné, monseigneur Sébastien. Vous ne mourrez pas cette nuit. Vous pouvez dormir, maintenant.

Et il s’endormit enfin.