Le chemin de la cabane à sucre, de Michel Bélil

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L’auto passe au-dessus de La Profonde, en empruntant le pont couvert des Ross, et débouche sur la rive est. Rendue aux feux de circulation, elle tourne à droite. Après deux kilomètres de route défoncée par le dégel du printemps, elle quitte enfin la route régionale et se risque dans un petit chemin privé qui n’a pas été entretenu depuis la première chute de neige, l’automne dernier.

Il faut monter le coteau pour qu’apparaisse la maison en pierres du pays, encore solide malgré ses cent cinquante ans.

Une dizaine de voitures, sales et poussiéreuses, sont abandonnées dans la cour arrière.

— Yves a dit de prendre à gauche, de contourner l’entrepôt de légumes et de suivre le chemin de terre battue.

Le conducteur acquiesce à la remarque de sa femme. Il suit fidèlement l’itinéraire et se retrouve vite sur ce fameux chemin qui sépare les champs en deux parties égales.

Des flaques d’eau fangeuse fouettent la voiture qui tangue dangereusement. L’adresse au volant est de rigueur afin de ne pas rester prisonnier du terrain.

De la neige brune recouvre parfois des croûtes de glace. Plus on avance et plus le froid se fait intense.

À un détour, une barrière naturelle obstrue le passage. Le jeune couple sort à regret et prend des sacs de toile qui contiennent, pour l’essentiel, des victuailles de vin, de la bière et du vin. Les portières sont ensuite fermées à clé.

C’est la fin du mois de mars. Un soleil magnifique descend sur la campagne.

— Journée idéale pour venir aux sucres!

— Yves ne pouvait pas mieux tomber ! C’est fou ce qu’on va pouvoir s’amuser! ajoute la jeune femme qui prend aussitôt une bouffée d’air pur.

*

C’est la deuxième fois que le jeune couple se rend à la cabane à sucre.

L’an dernier, à pareille date, toute une joyeuse compagnie s’était donnée rendez-vous à l’entrepôt de légumes, tôt le matin. Il neigeait un brin. Le froid était mordant. Tout près, le tracteur de la ferme ronronnait. Avec l’arrivée des retardataires, Yves avait invité ses amis à monter sur la remorque où étaient alignés trois madriers de chêne. Puis, le tracteur les avait conduits à l’érablière.

Le vent égratignait rageusement les visages. Quoique bien emmitoufflée, la compagnie grelottait.

A l’orée du bois, on pouvait apercevoir la fumée qui sortait de la cheminée rustique. Les deux frères d’Yves chauffaient les lieux.

L’avant-midi s’est passé à recueillir l’eau d’érable et à la transvider dans des tonneaux. Vers midi, tous ont mangé et bu, au milieu des rires. Un peu plus tard, ils sont sortis prendre le frais, tout en profitant de l’occasion pour marcher dans les sentiers déserts et se lancer des boules de neige. On a parlé de tout et de rien, refait mer et monde.

En fin d’après-midi, quelques volontaires ont comblé les bacs avec de la belle neige blanche. Yves a apporté la tire qui s’est figée au contact de la neige.

La compagnie a pu se sucrer le bec à loisir.

La pénombre venue, le tracteur a refait le trajet inverse, traînant la remorque à sa suite.

La partie de sucre était finie. On se donnait rendez-vous l’an prochain.

*

Le jeune couple jeune couple laisse la voiture derrière et suit le chemin de terre.

Un tas de carottes perce la neige, non loin. Légumes in vendables parce que trop petits, ou trop gros, ou difformes ou à deux queues. Caprices du marché. Vrai gaspillage. Caprices du marché. Société de l’abondance.

À droite, au-delà de la clôture, se trouve le terrain de golf des Ross. Le Tout-Amianteville y vient régulièrement en saison pratiquer son sport favori.

Toujours le même chemin, fendillé par des crevasses, bosselé selon les caprices du temps.

À gauche, une vieille Volkswagen abandonnée termine sa carrière. Elle est mangée par la rouille. Il ne reste plus que deux pneus crevés. Les pièces récupérables ont sans doute été vendues depuis belle lurette.

Les deux marcheurs allongent parfois le pas, sautent ou piétinent. Ils peuvent entendre les eaux d’un ruisselet qui coulent dans un creux. Devant eux, après un coude, le chemin semble se perdre.

— Tu te rappelles la dernière fois? demande-t-il. Tu avais bu plus que de raison…

— Je comprends donc! Avec toute cette tire, même un cheval aurait été assommé!

Elle se gratte la tête, puis éclate de rire.

Il songe à l’excellente bouteille qu’il traîne dans son sac, aux fromages, aux pâtés et aux viandes froides.

La jeune femme s’arrête un instant pour souffler.

— Tu fumes trop, dit son compagnon.

— Ouais… faut croire que je ne suis plus en forme comme dans le bon vieux temps!

Pourtant, elle ne frise pas encore la trentaine.

— C’est drôle mais je ne reconnais plus le paysage.

— Bah… on n’est venus ici qu’une seule fois…

Pendant ce temps, la joyeuse compagnie s’occupe passablement: elle récolte l’eau d’érable. Les plus paresseux sont au chaud, un café ou une bière à la main.

— Je me demande si Lise et son mari sont là?

Il hausse les épaules. Comment savoir? Il ne les a pas revus depuis mars passé.

— On dirait que le bois recule sans cesse.

— Des idées que tu te fais ma grande! On sera à la cabane dans moins d’une demi-heure!

L’inquiétude commence pourtant à se nicher dans son esprit. Il regarde l’heure à sa montre, par simple réflexe, et ne peut retenir une exclamation.

— On est partis de l’auto depuis au moins une heure!

— Je te le disais aussi!

Il est vrai que c’est le tracteur qui…

Le temps file à vive allure. Le chemin devient de plus en plus boueux, de plus en plus impraticable.

Et la fatigue descend dans les corps comme une vieille maladie qui aurait couvé trop longtemps.

À dix-huit heures, la joyeuse compagnie quitte la cabane à sucre.

Sur la remorque, certains tapent du pied pendant que d’autres, émoustillés par l’alcool, entonnent un cantique de Noël.

On quitte l’érablière, serpente au gré du chemin et dépasse la Volkswagen toute rouillée.

Le tracteur s’immobilise soudain. Yves montre du doigt une voiture abandonnée sur le bord du chemin.

Où est passé le jeune couple? Est-il retourné à la maison pour téléphoner à un garagiste… ou à un médecin? Tant de possibilités peuvent se présenter à quiconque cherche une réponse!

Le reste du trajet se fait à toute vitesse.

Le père d’Yves, qui n’a pas bougé du rez-de-chaussée depuis les premières heures de la journée, dit tout ignorer.

Disparition?

Des recherches sont entreprises en toute hâte. La police est alertée.

Un peu avant minuit, on s’en retourne chez soi.

Ce n’est que le surlendemain que les corps sont découverts dans une ravine.

Les jeunes gens se sont-ils perdus en chemin? Ou n’est-ce pas plutôt le chemin qui les a perdus? Chose certaine, la police n’a retrouvé, dans leurs sacs de toile, qu’un morceau de fromage et des miettes de pain. Ni vin ni bière. De plus, à moins de dix mètres, les restes d’un feu de camp continuent d’intriguer tous ceux qui ont participé aux recherches…


Première publication: Déménagement, 1981.