Une robe noire aux manches bordées de dentelle vermeille, de Marianne Escher

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Le passé est noir, le présent est noir, mais notre sang est vermeil.

Nous le verserons puisqu’il le faut, et l’horizon sera clair pour ceux qui nous suivront.

Cellule de résistance « Fleur vermeille », IIe Règne, An 56 après la Juste Paix

I. Lundi, matin

J’ouvre la fenêtre comme tous les matins, un quart d’heure pour aérer un peu avant que l’air ne devienne suffocant. C’est la canicule, mais les murs de l’édifice sont épais, en massive pierre grise, et protègent l’appartement de la chaleur si l’on prend soin de n’ouvrir les fenêtres que tard le soir ou tôt le matin. Au loin, on entend brièvement une sirène de pompiers, mais la fermeture successive des deux vitres l’assourdit, puis la fait taire complètement. Ce son n’éveille en moi aucun émoi. Il n’en fut pas toujours ainsi: beaucoup de petits garçons s’intéressent aux camions divers, mais ma furieuse passion pour les pompiers dépassait tous les autres emballements desquels j’ai eu connaissance au cours de ma vie. Ma ferveur atteignit son apogée lorsque j’avais quatre ou cinq ans. À cette époque, souvent jusqu’à trois fois par semaine, les pompiers filaient sous les fenêtres de notre appartement – j’ai cinquante-deux ans, je suis assez vieux pour avoir vécu cette époque-là.

Les autos de police, les ambulances, les grues de démolition, c’était bien. Mais les camions de pompiers dépassaient tout cela. J’adorais absolument tout des camions de pompiers. Leur couleur turquoise. La double échelle sur le toit. La sirène stridente. Les deux lumières orange qui tournaient à une vitesse folle sur le dessus de la cabine. Sans exception, tout dans les camions de pompiers m’inspirait une joie pure et totale. Dès que j’entendais leur sirène au loin, je me précipitais vers la fenêtre qui donnait sur la rue, d’où je les guettais fébrilement, m’aidant du calorifère branlant pour me hisser sur la pointe des pieds.

Le plus souvent, mon attente était récompensée: le hurlement de la sirène se rapprochait, se rapprochait, se rapprochait… et enfin, les pompiers filaient directement sous mes yeux, et l’extase se répandait dans mon corps entier, partant d’un tout petit point en arrière de ma nuque, courant le long de mes épaules, jusqu’à mon ventre, jusqu’à mes orteils, pour ensuite exploser au bout de mes doigts.

Je n’oublierai jamais cette euphorie claire, liquide, coulante. Incandescente. Je ne crois pas mentir en disant qu’elle est ce que j’ai vécu de plus fort de toute ma vie, même lorsque je rappelle à ma mémoire cette époque où abondaient les sensations vives, violentes et subites.

Jamais ensuite je n’ai vécu quelque chose approchant l’extase provoquée par la course folle des camions de pompiers. Ni le violon auquel j’ai peu après commencé à consacrer mes journées; ni les jupes d’Ella lorsque j’avais vingt ans. Certes, ces comparaisons sont injustes: autant le violon que les jupes d’Ella ne sont arrivés que plus tard, alors que mes sensations s’émoussaient déjà. Quoi qu’il en soit, si je pouvais revivre un seul instant de ma vie, je choisirais sans hésiter une seconde le moment exact où les pompiers passaient directement sous ma fenêtre, en faisant un vacarme impérieux. Ella me mépriserait pour cela, bien sûr. Mais y a-t-il encore des choses qu’Ella ne méprise pas en moi?

Parfois, mon attente fébrile était déçue: la sirène s’approchait, s’approchait, s’approchait… pour ensuite sembler se courber, pour s’éloigner jusqu’à devenir inaudible. Je retournais à mes jouets, mes bobines de fils et ma collection de petites voitures: dépité, ne me plongeant qu’à moitié dans mes jeux, en continuant à tendre l’oreille. Car il arrivait que les camions viennent en groupe – lorsqu’il était prévu en haut lieu que le premier ne suffirait pas. Et puis il y avait ces fois où ma mère s’amenait en grommelant, fermait hâtivement la fenêtre et tirait sur celle-ci les lourds rideaux bourgogne. Il ne me restait plus qu’à la suivre à la cuisine, où elle me chargeait d’une menue tâche répétitive et ennuyeuse. Mais comme ma mère passait la plus grande part de son temps les mains dans l’évier ou dans la pâte à pain, affairée dans cette pièce que n’atteignaient pas les bruits de la rue, je pouvais en général laisser libre cours à ma fascination.

II. Mardi, midi

Je me suis assoupi dans le fauteuil rafistolé. Je me sens lourd, vaguement nauséeux. Les deux œufs que j’ai cuits pour dîner n’étaient plus très frais. Il m’avait semblé moins pénible de manger des aliments rassis que de retourner à la petite échoppe où tout le monde s’écarte sur mon passage. Les gens m’évitent depuis qu’Ella est partie, et je ne veux pas leur nuire. C’est assez improbable aujourd’hui qu’ils soient inculpés pour m’avoir parlé, mais ce n’est pas moi qui irai leur expliquer cela. Même l’épicier qui m’a toujours bien aimé ne soutient plus mon regard, et ceux qui me croisent dans l’escalier de l’immeuble se détournent, affolés.

Les souvenirs se succèdent, inconfortables, et m’assaillent, comme des guêpes qui ne se laissent écarter que pour revenir aussitôt.

Ella me houspille:

― Je ne comprends pas. Toi! Toi parmi tous! Toi qui as cet avantage, cet avantage inouï! Toi qui ne ressentirais même pas la pire torture! C’est inconcevable! Toi qui ne cours aucun danger, tu refuses, tu te défiles!

Après un moment, elle s’y prend d’une autre façon:

― Les gens souffrent! Les gens souffrent, tu le vois bien! Les gens ont faim, les gens ont peur! Pour quelques mots de travers, n’importe qui peut être emmené et crever de soif dans une cellule, sans que personne ne sache où il est. Tu connais Sarah Lem, la boulangère. Elle me demandait de tes nouvelles lorsque j’allais chercher le pain. Et elle, cette femme qui n’a jamais rien fait à personne, elle a trouvé la main de son fils dans sa boîte aux lettres. Elle est devenue folle depuis, ne se souvient pas de son propre nom. Sa belle-fille doit la nourrir à la cuillère, lui chanter des berceuses pour l’endormir.Et toi! Pendant ce temps, tu te caches! Tu te terres!

Ou encore cette mélodie:

― Avec toi, nous pourrions arriver à de grandes choses, enfin réussir un changement. Ne pas finir un à un attrapés puis pendus sur le mur d’État! C’est ce qui m’arrivera, tu t’en doutes bien. Tôt ou tard! Si les gens qui en ont le pouvoir ne font rien, tu sais bien comment je finirai.

Et ensuite:

― Je te méprise.

*

Je lui ai parlé de ma singularité dès nos fiançailles, mais elle n’y a pas cru avant beaucoup plus tard. J’ai pourtant tenté d’être honnête avec elle. Je lui ai dit tout ce que je savais. Je lui ai expliqué qu’à un certain moment, comme il est fréquent dans ma famille, les sentiments et les désirs, les plaisirs comme les douleurs ont commencé à devenir vagues en moi. Qu’ils continueraient probablement à s’estomper pour me quitter ensuite tout à fait. Je ne suis pas totalement insensible: je sens encore le chaud, le froid, la soif. Je perçois un inconfort lorsque j’ai faim ou que mon corps est meurtri. Mais ces sensations ne m’atteignent plus: elles sont émoussées. Sourdes. Tout m’est indifférent, tout équivaut pour moi à un jeu de l’esprit pas très amusant: autant les désirs des hommes que leurs espoirs et leurs peines.

J’en ai parlé à Ella dès nos fiançailles, mais elle n’y a pas cru avant longtemps. Pas complètement. Il est vrai que l’estompement était entamé, mais encore loin d’être accompli, ses jupes qui virevoltaient et ses cheveux sombres m’emplissaient de joie. La sève montait en moi, le désir se déployait et nous dansions, nos doigts et nos lèvres couraient sur nos corps entrelacés jusqu’à tard dans la nuit. Je ne pouvais pas lui en vouloir de ne pas me croire, même si déjà à ce moment-là, je voyais bien – moi qui pouvais comparer, moi qui observais les subtils glissements en mon corps et mon âme –, je voyais bien que je changeais. Je voyais bien que la sensation de mes doigts sur la peau d’Ella devenait sans goût, que le miel dans ma bouche et le vent sur mon visage ne provoquaient plus des bouffées de joie, mais seulement des indicationsétouffées.

Ella était aveuglée par sa propre passion, et cette passion se reflétait sur moi: elle a pris la moitié d’une décennie avant de vraiment réaliser ce qui se passait. Mais quand enfin elle a cru – quand elle a vu –, elle n’a pas tardé à prendre conscience des implications et conséquences de ma transformation achevée. De ma nouvelle nature.

III. Mercredi, soir

J’ouvre les fenêtres. Il vente aujourd’hui, changement notable après des semaines de canicule. Les lourds rideaux bourgogne s’engouffrent dans l’ouverture – jamais ma mère n’aurait permis une telle chose, jamais elle n’aurait permis que les rideaux coupés dans l’étoffe rude si caractéristique de sa région natale s’agitent hors de l’immeuble comme un drapeau maladroit.

J’ai gardé ces antiques rideaux, comme j’ai gardé le reste du mobilier. L’appartement est resté le même que celui dans lequel je promenais mes camions, enfant: plafonds hauts, imposantes fenêtres, altières portes en bois qui s’ouvrent par le milieu, et dont nous gardions un battant perpétuellement fermé. Je n’aime pas vraiment les changements. Ella me l’a reproché souvent – de plus en plus souvent – avant de simplement se mettre à disparaître de la maison la majorité du temps.

Le logement appartenait à la famille de mon père: lignée urbaine de chétifs violonistes aux rares enfants et aux larges bibliothèques. Enfant unique, j’ai hérité de cet appartement rappelant des temps plus superbes, avant que la résidence majestueuse (habitée par une famille ducale, disait ma mère) comprenant salle à manger, boudoir, cabinet de travail, chambres de bonnes et une demi-douzaine d’autres pièces ne soit séparée en trois appartements plus petits. Même ainsi, l’espace suffisait amplement à nos besoins. Ella avait peu de chances d’hériter de quoi que ce soit, cinquième d’une famille de sept enfants qui se pilaient sur les pieds dans une minuscule maison des collines dont le plancher était encore en terre battue lorsque nous nous sommes connus. C’est avec gratitude qu’elle s’est installée chez nous, même à l’époque où ma mère était encore vivante et tenait à dire son mot sur tout.

Nous n’étions que trop heureux de nous partager ma chambre exiguë, et quand ma mère est morte quelques années plus tard, sa chambre à elle est devenue notre salle de violon et de travail. Ella étudiait lorsque je l’ai rencontrée; je venais de finir le conservatoire, écoulant mes journées entre elle et mon violon. Violon le jour, Ella la nuit, la vie était plus douce qu’elle ne l’avait jamais été auparavant. La brume qui commençait à m’envelopper ne gâchait rien encore. Peut-être même qu’elle ajoutait au charme des moments qui s’égrenaient, car elle les délestait du désespoir qu’ils contenaient tous, même les plus glorieux et insouciants d’entre eux. Le voile d’indifférence tombait lentement sur moi, et m’immunisait contre l’aigreur qui germait dans toutes les actions: contre l’angoisse qu’elles provoquaient, contre leur urgence et leur importance.

*

Je ne me suis jamais intéressé à la politique, et les événements semblaient me donner raison. Lorsque je repense à cette période, ce ne sont ni les rafles, ni les corps torturés accrochés aux murs que je vois, mais les jupes d’Ella. En lin, en coton, en flamlei léger. Une blanche, ornée de fleurs tendres sur le côté. Une verte et bleue: courte, délicate, pour les jours les plus chauds. Et puis ma préférée, coupée dans un tissu transparent doublé d’une couche de soie. Mais celle-là est venue plus tard, quand ses articles ont commencé à rapporter un peu d’argent – avant qu’ils ne soient interdits.

Pendant une courte période, nous avons eu un peu d’argent, mais plus jamais les jupes d’Ella n’ont tourné pour moi avec autant d’élan que les premières années. Cela n’aurait pas été pareil, certes, pas comme avant, mais je tirais quand même un agréable frisson de ces caresses. Les dernières années, ses jupes sont restées fermées, toujours descendues. Depuis quelque temps déjà, des couleurs sévères prenaient plus de place et les jupes soyeuses qui avaient fait mes délices reposaient au fond du placard. Davantage de gris, davantage de ce blanc si immaculé qu’il en devient plus austère que le plus profond des noirs. Puis, l’hiver dernier, la robe noire aux manches bordées de dentelle vermeille est apparue dans ses tiroirs, presqu’entièrement cachée par des chemises d’hiver. Je n’ai pas posé de questions, naturellement. L’époque où j’avais le droit de poser des questions à Ella était révolue depuis longtemps.

IV. Jeudi, matin

Ils arriveront bientôt. Ceux-là ne sont jamais en retard. Le calendrier indique encore le jour où Ella est partie – je n’ai pas arraché les feuilles depuis. À quoi bon? Les jours ne sont que trop bien marqués dans mon esprit. Je sais bien que nous sommes le 5 juillet – date qui figure en grosses lettres noires sur l’avis reçu avant-hier.

Je n’ai touché à rien depuis dix jours, depuis qu’Ella est partie. Depuis qu’Ella a enfilé une robe noire ornée de dentelle vermeille.

J’ai laissé le livre qu’elle était en train de lire sur le fauteuil dans l’alcôve. Ou plutôt, le livre qu’elle faisait semblant de lire en repassant silencieusement les détails de son plan. J’ai laissé sa chemise légère et la jupe de lin pâle sur la chaise branlante qui lui servait à déposer ses vêtements. Son foulard. Son peigne, auquel est resté attaché un de ses longs cheveux bouclés. Ses sandales, rangées proprement à côté de la porte. Je veux me rappeler de la maison avec sa présence jusqu’au dernier moment.

J’imagine que j’aurais pu sauver quelques objets de valeur. Épargner mes livres préférés. Mon violon.

J’aurais pu partir. J’aurais partir, dirait Ella. Elle me regarderait sans doute avec découragement. Quand a-t-elle commencé à revêtir cette expression? Triste. Lasse. Fatiguée de mes faiblesses, qui ne coïncident pas avec les siennes – qui ne coïncident pas avec celles des autres hommes.

*

Lorsque les pompiers arriveront dans leur camion turquoise, je sortirai. Peut-être que je les croiserai sur le pas de la porte. Qu’importe. Selon la loi, ils ne peuvent rien me faire. Je ne suis pas coupable. Pas moi. Les lois sont aujourd’hui plus claires, et en général respectées. Les deimocratein eux-mêmes doivent justifier leurs expulsions, destructions et exécutions, du moins superficiellement. Que voulez-vous, nous ne sommes plus à cette époque-là. C’est pourquoi, si je le veux, je pourrai regarder les pompiers sceller ma maison. Nous sommes en ville, ils n’utiliseront pas de pelle mécanique ni la boule de démolition. Ils se contenteront d’emporter le mobilier et de sceller les fenêtres, pour ensuite pulvériser de la chaux blanche sur les murs. Ils devront faire le travail eux-mêmes. De leurs propres mains.

Ils déchireront les rideaux de ma mère, ils piétineront les précieux tapis offerts à mon père comme cadeau de mariage. Ils emporteront probablement l’argenterie et les assiettes en porcelaine délicate, nettoyées avec soin par les mains de femmes de multiples générations – à moins que les pompiers aient reçu l’ordre de ne pas s’en encombrer et de simplement tout briser. Ils fendront la table de bois sombre construite il y a plus d’un siècle, polie par la patine des déjeuners de dizaines de cousins. Ils emporteront les robes d’Ella, ses bracelets et les plumes qu’elle utilisait pour rédiger ses articles. Et les livres. À vrai dire, je ne me suis jamais demandé ce qu’ils font des objets confisqués, seuls vestiges de ceux qui désobéissent.

*

Dix jours depuis qu’Ella est partie, et je n’ai rien changé. J’ai gardé mes habitudes, les habitudes d’un vieil homme – nous vieillissons tôt dans ma famille. Ce matin, comme tous les matins, j’ai ouvert les fenêtres, un quart d’heure pour aérer avant que l’air ne devienne suffocant. Un instant, les lourds rideaux bourgogne se sont engouffrés par la fenêtre. Je les ai rentrés, ai refermé les deux vitres et ai tourné le loquet.


Première publication: Brins d’éternité 44, 2016