L’épée et le templier, de Geneviève Blouin

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Et Dania magicienne jolie,

Enchanta une lame

Aussi droite que son âme

Y infusant son esprit.

L’épée fut reçue

Par un chevalier preux

Taratatata-eux…

Et le démon vaincu.

Non, pas possible! Un seul poème à sa mémoire, un seul, et voilà qu’elle a oublié l’avant-dernier vers! Étendue sur le sol dallé du temple en ruines, sous une épaisse couche de poussière et de gravats, Dania soupire de toute sa lame. Peut-être que ses maîtres de magie, ces vieilles barbes de la Loge Théurgique d’Illoy, avaient eu des raisons de la surnommer « la sotte ». Tête en l’air comme ça, elle pouvait bien s’être retrouvée piégée dans l’épée qu’elle fabriquait! Heureusement, le poète ayant renoncé à trouver un synonyme à « esprit » qui aurait rimé avec « sotte », tout le monde a fini par croire qu’elle s’était héroïquement sacrifiée.

Sa situation n’est pas reluisante pour le moment, mais après son incarnation en épée, elle a connu des années de gloire. Une fois le démon Averak Dévoreurdescieux vaincu, elle était passée entre les mains de plusieurs héros et avait mené un grand combat pour la justice. Elle ne laissait personne s’écarter du droit chemin, même pas ses porteurs. Pas questions pour eux d’occire d’abord et de poser des questions ensuite. Elle voulait savoir au nom de quoi on la brandissait, sinon elle retenait ses coups,  quitte à ce qu’un héros au sens moral douteux soit occis en plein milieu d’une explication louche. Il se trouvait toujours une main altruiste et charitable, ou qui le deviendrait sous son influence, pour la recueillir.

Correction: il s’était toujours trouvé. Après le massacre des prêtres de la Terre Nourricière, aucun des Guerriers de Sirkan n’avaient voulu d’elle. Quels ingrats! Avoir su, elle n’aurait pas empêché son porteur de frapper le petit pré-pubère qui servait de chef aux Guerriers… Surtout que le gamin avait ensuite assassiné son porteur! Ensuite, le dernier prêtre de la Terre, à l’article de la mort, avait invoqué l’esprit de la colline afin qu’il avale le temple et le protège du pillage. Joli geste, mais cela avait condamné Dania à la solitude et l’oisiveté.

Une pluie d’éclats de maçonnerie tombe soudain de la voûte déjà mal en point. Dania pousse une exclamation offusquée, un bruit semblable à deux lames qui s’entrechoquent, devant ce nouvel assaut des éléments. Après avoir tenu de guingois pendant des années, dix ou vingt ou plus puisqu’elle a perdu la notion du temps, ce stupide plafond ne va quand même pas s’effondrer pour de bon? Elle n’est pas certaine qu’elle survivrait sous tant de pierres. Et même si elle y arrivait, tous ses rêves de porteurs seraient réduits à néant.

Le sol tremble sous son pommeau. D’autres cailloux lui tombent dessus. Elle entend des pierres s’entrechoquer. Que se passe-t-il donc? Un séisme? Ou alors, se pourrait-il…

Oui! Dans le mur, à sa droite, l’un des blocs de pierre bouge. On le déplace, on le tire. Il y a des gens dehors. Elle ne les entend pas, mais elle les devine. Il doit s’agir d’érudits qui ont découvert les ruines du vieux temple et qui l’explorent. Peut-être y aura-t-il des soldats chargés de leur protection.  De beaux jeunes hommes aux corps fermes et aux mains puissantes… Elle scintille juste à y penser! Toutefois, elle est prête à devenir l’arme d’un gratte-papier maigrichon, pourvu qu’on la sorte de ce tombeau et qu’on promettre de la dépoussiérer régulièrement. Dans quelques instants, elle reverra la lumière du jour!

Ah non. Quand la brèche s’ouvre finalement dans le mur, il fait nuit dehors. Les érudits travaillent à la lumière de lanternes sourdes. C’est bizarre. Ils doivent être pressés de compléter leurs travaux pour s’affairer ainsi en pleine nuit.

Une silhouette s’encadre dans l’ouverture, petite lanterne à la main. C’est un homme, mince, mais plutôt athlétique. Il a le pas léger, complètement silencieux, et le geste vif. Un combattant! Elle se sent reluire de partout, submergée par le désir. Pourvu qu’il la remarque!

Ouiiiiiiii! Le faisceau de la lanterne l’effleure, une main ferme la saisit, une manche la dépoussière, puis polit brièvement son pommeau et s’attarde sur les deux escarboucles qui y sont serties. Elle vibre de bonheur.

– Bonjour ma beauté, murmure l’homme d’une voix un peu rauque.

Cela suffit à lui échauffer la garde. Ouf! Y’a pas de doute, celui-là, il sait parler aux lames. Elle hésite sur la réponse à donner. Va-t-elle garder le même ton badin ou alors…

Déjà, l’homme ne la regarde plus, attiré par les vestiges de l’autel du temple. Il s’y rend en quelques pas prudents, dépose sa lanterne et tend la main vers les Joyaux Sacrés de la Terre Nourricière qui ornent le pourtour de la table de pierre.

– Sacrilège! Pas touche! s’écrie Dania en imaginant qu’un filet magique se referme sur lui.

L’homme sursaute et tente de remuer les bras, mais sans succès. Cet enchantement de paralysie partielle a toujours été la spécialité de Dania. Il regarde autour de lui… puis ramène son attention vers elle. Son air confus s’éclaire d’un sourire.

– Une épée magique, hein? Ça tombe bien: j’aime quand la beauté va de pair avec le pouvoir, lui dit-il.

Sa garde s’échauffe encore et ses escarboucles jettent des éclats satisfaits. Quel porteur idéal!

– C’est tout moi, ça, belle et puissante, répond-elle.

– Et dotée d’une superbe voix! renchérit-il. Dans les histoires, les épées magiques communiquent seulement par télépathie avec leur porteur.

Foutues histoires de bardes! Si elles n’avaient pas colporté tant de faussetés, elle n’aurait pas tripatouillé un enchantement afin d’établir un lien mental avec l’épée et elle ne s’y serait pas retrouvée brusquement aspirée!

– Moi je dis: à chacun son esprit et les pensées seront bien gardées, lui répond-elle.

Ils discuteront plus tard de ses lacunes et de ses erreurs passées. Ce n’est pas une conversation pour une première rencontre.

– Cela explique que tu te sois méprise sur mes intentions.

– Tu allais voler les Joyaux Sacrés…

– Voler?

L’homme se révulse si violemment que l’enchantement paralysant de Dania en tremblotte.

– Je suis Sakirel le Templier, expert en récupération d’objets religieux égarés, disparus, négligés ou oubliés. Ce temple menace de s’écrouler. Je voudrais au moins en sauvegarder les trésors les plus précieux. Toi, ces joyaux…

– Templier?

Le mot l’intrigue. Cela veut-il dire « serviteur d’un temple »?

– Tu dois admettre que ce n’est pas un surnom qu’on donnerait à un voleur qui se spécialise dans le pillage religieux.

Ce serait effectivement d’une ironie exagérée. Quoique…

– Et toi, ma beauté, quel est ton nom? demande Sakirel, coupant court à ses réflexions. Suis-je en présence du Rayon de Lune? De la lame perdue du Dieu Sanglant? De l’éclatante Flamberge Flamboyante?

Qu’il puisse la confondre avec ces épées de légende lui donne un peu le tournis. Voyons, il est clair qu’elle n’est pas assez ornée, que son acier est commun, que ses enchantements ont de l’âge. Cependant, c’est toujours agréable de tomber sur un porteur qui l’idolâtre un peu.

– Non, non, je ne suis que Dania. Jadis, ajoute-t-elle avec coquetterie, j’ai pourfendu un démon.

Il rit et lui embrasse le bout du pommeau, comme il ferait un baisemain à une grande dame. Elle scintille, s’échauffe, vibre et tinte. Elle ne se souvient pas avoir connu un porteur aussi charmant!

– Alors, Dania, que dirais-tu de me laisser récupérer ces joyaux, pour qu’on puisse ensuite sortir, toi et moi?

Sortir! L’idée seule l’enivre. Cependant, les pierres de l’autel sont sacrées.

– C’est contraire à mes principes, hésite-t-elle. Je suis une lame droite, moi, je ne pourrais pas supporter que ces joyaux soient profanés et vendus comme de vulgaires bijoux.

– Bien entendu, Dania, et je te jure que je ne procéderai pas à une telle vente.

Ah, voilà les paroles qu’elle attendait! Le serment déclenche un enchantement qui illumine un instant sa lame d’une lumière bleutée. Il ne pourra plus reculer à présent.

– Que se passe-t-il? s’alarme Sakirel.

Il essaie de la lâcher, mais il ne le peut pas, évidemment. Lorsqu’elle se choisit un porteur, c’est à la vie, à la mort. Depuis la brèche pratiquée dans le mur du temple s’élève le chuchotement inquiet des acolytes du Templier.

– Pas grand-chose, dit-elle d’un ton faussement modeste. J’ai simplement la faculté de contraindre mon porteur à respecter ses serments à la lettre.

– À la lettre, hein? demande Sakirel. Et que m’arrivera-t-il si jamais, par inadvertance, je rompais mon engagement?

Si sa magie avait fonctionné correctement, la trahison aurait été punie de mort. Elle s’abstient toutefois de lui indiquer cette nuance. Comment avait-elle pu confondre les runes de « trépassé » avec celles de « diarrhée »?

– Tu seras gravement malade pendant plusieurs jours.

Sakirel grimace.

– Voilà un sort que je ne souhaite pas m’infliger! Alors, sois sans crainte et laisse-moi récupérer les joyaux avant qu’il nous arrive malheur.

Une nouvelle pluie de cailloux ponctue ses paroles. Elle rompt l’emprise de l’enchantement paralysant et, passée dans la ceinture de son nouveau porteur, bien au chaud contre sa cuisse longue et ferme, elle le regarde déloger les joyaux avec la pointe de son couteau, puis les placer dans une besace. Ses mouvements ont l’assurance conférée par une longue pratique.

– Templier! Le jour se lève! appelle-t-on depuis l’extérieur du temple.

En quelques bonds, son porteur l’entraîne vers la brèche. Soudain, les lueurs de l’aube lui chatouillent les escarboucles. L’air siffle autour de sa lame. Qu’il est bon d’être au grand air!

Vu du dehors, le temple a l’air d’un gros tumulus recouvert d’herbe et de fougères. On a planté des bannières à son sommet. Elles portent le blason de Cyril le Bienheureux. Tiens, le monarque local n’a donc pas changé durant sa réclusion? Peut-être n’est-elle restée sous terre qu’une dizaine d’années. Dans les environs, les rois durent rarement plus longtemps… Près des bannières, des pelles semblent attendre des ouvriers. Bizarre, on dirait qu’on a d’abord voulu creuser par le dessus, avant de d’opter pour une entrée latérale.

– Alors? dit l’un des collègues de Sakirel.

Ils sont six, entièrement vêtus de noir. Ils n’ont pas l’air d’ouvriers, plutôt de…

La besace vole dans les airs. Sakirel l’a lancée à l’un de ses collègues.

– Arrangez-vous avec les joyaux, je vais me contenter de cette épée.

Des voleurs! Ce sont des voleurs! Et ils la regardent en salivant d’envie. La stupéfaction la laisse sans voix.

– C’est toute une prise, chef! répond l’un d’eux en sifflant.

– Crois-moi, Boiteux, tu ne saurais qu’en faire.

Ah, parce qu’il croit que lui, il saura la contrôler? L’utiliser? Elle lui cloue les bras le long du corps. Si seulement elle pouvait aussi lui immobiliser les pieds!

– Gougat! Voleur! Sans parole!

Il la laisse crier tandis que ses acolytes se dispersent dans la nuit et qu’il s’éloigne lui-même du tumulus. Les bannières, au sommet, semblent la narguer. Elle devine que, dans quelques heures, le roi Cyril découvrira que le site où il projetait des fouilles a été pillé nuitamment. Et elle y a participé! Au bout d’un moment, son emprise sur les bras de son indigne porteur se relâche. L’enchantement est conçu pour retenir les coups, pas pour entraver à long terme. Cependant, elle ne veut pas qu’il croit que sa liberté retrouvée est un signe d’approbation.

– Tu m’as fait commettre un sacrilège!

Les mains chaudes de Sakirel enveloppent son pommeau, caressent sa garde, effleurent sa lame. C’est bon. Après toutes ces années de solitude, c’est si bon…

– Du calme, Dania, ma beauté. Tu vas voir, nous allons accomplir de grandes choses ensemble.

Quelques caresses ne suffiront pas à lui faire perdre la tête.

– Je suis une lame droite, moi, gémit-elle, tu m’as trompée une fois, tu as tordu mes actions, mais plus jamais…

– Tu sais, petite lame droite, lorsqu’on refuse de plier, on casse.

Elle se tait abruptement. Vient-il de la menacer?

– Tu vas voir, Dania, nous trouverons un terrain d’entente. Armé d’une épée magique, je te jure que Sakirel le Templier deviendra autre chose qu’un vulgaire prince des voleurs.

L’enchantement qui scelle les serments la parcoure de sa lumière bleutée et la rassure.

Pour un moment.

– Dis-moi, pourfendeuse de démon, poursuit-il, t’a-t-on déjà raconté que le Dieu Sanglant n’est qu’un démon monté en grade? Et que celui qui l’abattra pourra prendre sa place?

Heureusement que rien d’approprié ne rimait avec « sotte ».