Club de lecture – Yves Meynard et la SF qui ne parle pas du futur

Yves Meynard, ancien directeur de la revue Solaris, auteur et grand lecteur, a décidé d’attirer notre attention sur une vérité souvent ignorée…

La science-fiction ne parle pas du futur.

Un roman de SF — comme toute œuvre d’art, d’ailleurs — ne peut parler que du présent. On peut le situer dans un futur, souvent dans notre futur, mais il ne s’agit que d’une convention. Ce qui ne veut pas dire qu’on a le droit de faire n’importe quoi: mais sauf dans la SF la plus pure et dure, et encore, il serait dangereux de confondre une œuvre de fiction avec un travail de futurologie.

Une forme de SF qui s’est développée très tôt repose sur l’extrapolation, parfois à outrance, d’une tendance actuelle. Si ces œuvres sont d’une compréhension plus facile pour le lecteur novice, l’avenir qu’elles proposent vieillit très mal. Ainsi toutes ces histoires de SF américaines où la technologie transforme la civilisation… mais où, curieusement, les modèles sociaux des années 50 ne changent pas d’un poil: Maman prépare le rôti vespéral dans son four nucléaire en attendant que Papa revienne de son travail.

Foin de cette approche désuète, passons à une SF «moderne», qui met en scène un avenir autrement plus bouleversé, et qui s’appuie implicitement sur ce que ses lecteurs ont déjà lu avant. Voilà quelque chose de plus ambitieux, de plus noble! … mais qui se révèle hermétique pour quelqu’un qui ne s’est pas déjà tapé les bases. Faut-il donc obligatoirement passer par des dizaines de romans surannés pour faire ses classes en SF? Mon collègue Jean-Louis Trudel désigne par le vocable «néo-classique» les œuvres de science-fiction récentes qui peuvent être lues par un novice. Et il insiste, à juste titre, sur leur importance que nous, vieux de la vieille, avons tendance à sous-estimer.

Lock In de John Scalzi (traduit en français sous le titre Les Enfermés, chez L’Atalante) est un bel exemple de cette SF néo-classique. Écrit dans une prose claire, le roman s’ouvre même par un article de Wikipedia expliquant le syndrome de Haden, une maladie qui laisse 1% de ses victimes enfermées dans leur corps, parfaitement conscientes mais incapables de mouvements volontaires. Une technologie de connexion neurale permet de «libérer» ces Enfermés par le biais de robots de téléprésence: si leur corps demeure inerte dans un lit d’hôpital, leur esprit est intégré avec un androïde qui, lui, peut sortir, interagir avec la société, occuper un emploi.

Pour un lecteur aguerri, cet article fictif est superflu.

Personnellement, j’aurais en fait mieux aimé ne pas l’avoir lu: j’aurais tout aussi bien compris au fur et à mesure. Mais ce qui est pour moi un plaisir raffiné, celui de la découverte progressive des aspects SF de cette réalité, risquerait d’être pour un lecteur novice un sérieux obstacle à la compréhension.

Lock In est narré par Chris, victime du syndrome dès son enfance, et une victime célèbre de surcroît, son père étant un joueur de basket qui fit ensuite carrière en politique. Chris vient de décrocher un emploi au FBI et se retrouve dès sa première journée aux prises avec un meurtre incompréhensible. L’affaire implique des Intégrateurs, de très rares personnes qui, à l’aide d’une variante de la technologie d’intégration neuronale, peuvent communier avec un Enfermé de la même manière qu’un androïde. Scalzi explore donc, au fil de cette intrigue, les ramifications de son idée de base. L’énigme policière n’est pas simplement plaquée sur un canevas SF: on a ici un bel hybride, qui rappelle Les cavernes d’acier d’Asimov (ou du moins, le rappellera aux vieux croûtons).

Alors voilà, on peut très bien lire ce roman pour son intrigue, pour l’effort de construction de monde, sa vision d’une société états-unienne d’un futur proche, transformée par une pandémie mais restée solide. On peut, et c’est bien comme ça.

Mais la science-fiction ne parle pas du futur. Lock In, un roman très américain, traite des préjugés envers les handicapés et les minorités visibles, ainsi que de la toute-puissance de l’argent dans le domaine de la santé. Le sujet de Lock In, c’est la politique. Paru en 2014, il est devenu d’une actualité affligeante avec la lutte du Parti Républicain pour abroger l’Obamacare au nom des baisses d’impôts. Le monde de Lock In, où la nation entière se mobilise pour trouver une solution à un grave problème de santé, apparaît maintenant comme une utopie, ou plutôt une satire. Il parle de notre réalité présente. Il fait réfléchir. Lisez-le donc.

John Scalzi, Lock In / Les Enfermés, édition L’Atalante pour la version française.