Crématiseur, de Guillaume Voisine

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Il était une fois Pierrot, un petit garçon qui marchait en claudiquant comme… (Non. Surtout pas.)

Il y a très longtemps, dans un pays très, très lointain, Pierrot… (Ah, non, ça c’est trop Star Wars… Quoi alors? Une réplique? Oui, ça pourrait être une bonne attaque: )

Attention, Pierrot! hurla la mystérieuse dame en bleue en le plaquant contre le sol alors qu’une boule de feu passait juste au-dessus de leurs têtes. (Non, non, non…)

Carole ferma ses yeux rouges de fatigue et massa ses tempes endolories. Elle n’arrivait à rien. Elle aurait donné n’importe quoi pour pouvoir dormir malgré la canicule, écrasante et humide. C’est avec envie qu’elle regarda sa chienne, Puce, qui sommeillait paisiblement sur son coussin, dans un coin du salon. Elle risqua un coup d’œil à l’horloge: 5h45. Cela faisait maintenant presque une heure qu’elle avait quitté son lit pour la chaise d’ordinateur, mue par l’insomnie et par la promesse qu’elle avait faite.

Tout avait commencé avec son ex-mari, Yves. Il avait coutume, chaque soir, de raconter une histoire à Pierrot, leur unique fils. Celui-ci avait rapidement développé une véritable dépendance aux contes de fées: l’écoute d’une épopée chevaleresque était devenue une condition sine qua non à son sommeil.

Après le départ d’Yves (qui lui avait préféré une jeune garce pulpeuse, décérébrée et rousse), c’est à Carole qu’avait échoué la lourde et pénible tâche de cette lecture quotidienne. Au début, elle s’en tirait honorablement, faisant même rire aux éclats le petit Pierrot quand elle prenait une voix grave et nasillarde pour faire parler les personnages des contes. Cependant, avec le temps, l’intérêt était tombé. Si la plupart des enfants adoraient les répétitions et pouvaient se faire raconter les mêmes récits soir après soir, son fils s’était lassé de ces histoires, qu’il connaissait par cœur, de Grimm à Perrault en passant par Andersen. Ce n’était pas en soi si dramatique, c’était même inévitable: le véritable problème était que, même s’il ne s’étonnait plus des périples de Hansel et de Gretel ou des malheurs du vilain petit canard, Pierrot n’avait en rien perdu son vorace appétit pour les contes, et avait rapidement exigé de nouvelles histoires.

Un soir où il s’était montré particulièrement dégoûté à la vue du livre qu’elle s’apprêtait à ouvrir, elle avait fait un rapide calcul mental: elle pouvait soit courir les librairies spécialisées et payer à prix d’or de nouveaux recueils de contes, soit…

— Tu sais quoi, Pierrot? Maman va t’en inventer, des nouvelles histoires.

Il avait sauté de joie et en avait exigé une sur-le-champ. Elle l’avait pris dans ses bras et s’était éclairci la gorge, cherchant ce qu’elle pourrait bien lui raconter.

— Eh bien… C’est l’histoire d’un canard… avait-elle commencé sous le coup d’une inspiration soudaine.

Pourquoi cet animal en particulier? Elle n’aurait su le dire.

— Ouais, super, un carnard! Comment il s’appelle?

— On dit « canard », mon coco. Tu veux savoir son nom? (L’inspiration lui avait semblé s’être complètement volatilisée.) Coin-coin.

Elle s’était mordu les lèvres: allait-il vraiment gober cela?

— Coin-coin? Est-ce qu’on l’appelait comme ça parce qu’il faisait « coin-coin »?

— Oui, exactement!

Carole avait poussé un soupir mental de soulagement: ce ne serait pas si difficile, Pierrot la construirait lui-même, son histoire… Il ne lui restait qu’à répondre à ses interrogations. Cependant, la question suivante lui avait fait l’effet d’une douche froide:

— Mais les autres canards, ils faisaient pas « coin-coin » eux aussi? Ils s’appelaient comment, alors?

Elle avait bafouillé une réponse plus qu’improbable tandis qu’une lueur de méfiance apparaissait dans le regard de Pierrot. Elle avait compris qu’elle devait enchaîner:

— Mais ce n’est pas important: tu sais ce qu’il a fait, Coin-coin? Eh bien, Coin-coin, il a fait… Heu… Il était un canard, oui, un tout petit canard, même, alors, disons… Il a rencontré un autre canard qui… qui était un très beau canard, pas aussi beau que Coin-coin, mais, hum…

La soirée avait continué ainsi, dans la douleur de son improvisation affreusement bancale. Pierrot s’était finalement endormi, mais d’ennui plutôt que de contentement.

Le lendemain, elle avait conclu un marché avec son fils: comme elle n’arrivait manifestement pas à inventer une histoire sur le vif, elle en écrirait une avant de la lui lire. Mais pour cela, il devait lui laisser un peu de temps et supporter encore un moment les contes qu’il connaissait déjà par cœur. Au grand soulagement de Carole, Pierrot avait accepté.

Comme son horaire de mère monoparentale était déjà très chargé, elle avait dû couper dans ses heures de sommeil (de toute façon déjà réduites par l’accablante canicule qui écrasait la ville depuis quelques semaines) pour tenter de composer l’histoire promise. Ce qui se révéla une tâche bien plus ardue que prévu.

Carole, qui s’était d’abord imaginé devenir la prochaine J.K. Rowling (« Et pourquoi m’arrêter à une seule histoire? Pourquoi pas une série? Et si je la publiais? Et si… »), réalisa très rapidement qu’elle n’avait pas le début d’un iota d’inspiration. Pour elle, l’acte d’écriture se résumait à l’agression du néant de la page blanche, au clignotement moqueur et monotone du curseur sur l’écran. Elle avait essayé de poursuivre l’histoire de Coin-coin, sans grand succès: toutes ses tentatives de construire une intrigue lui paraissaient fades, sans intérêt. Elle en conclut qu’elle n’avait aucun talent d’écrivaine. Elle n’avait pas d’imagination; en fait, la fiction l’effrayait. Si ce n’était de la promesse qu’elle avait faite à son fils, elle aurait jeté l’éponge très rapidement. Mais elle s’acharna, aube après aube, et fit des progrès, d’abord en abandonnant complètement l’idée de centrer le conte sur la vie d’un canard, préférant plutôt adopter un style médiéval plus classique. Elle n’avait certes pas encore réussi à écrire une seule ligne de son récit, mais elle avait maintenant un plan sommaire de l’histoire (Pierrot devait aller au pays des Dragons cueillir une fleur très rare pour soigner sa mère malade), une idée générale des personnages principaux (aucun canard!), des lieux que le héros explorerait… Ne restait plus qu’à composer.

Mais voilà, dès qu’elle s’assoyait devant l’ordinateur, une vague de chaleur la terrassait, la rendait complètement amorphe, rongée par le doute créatif, incapable de penser ou d’écrire la moindre phrase correcte, ou même convenable. Pire, si elle ne faisait pas attention, pour une raison qu’elle ne parvenait pas à s’expliquer, elle semblait toujours revenir, d’une façon ou d’une autre, au thème des canards. Clairement, ça n’intéresserait pas Pierrot, elle devait s’efforcer d’être plus originale.

Carole sursauta. Elle devait avoir somnolé devant l’écran, une fois de plus. 6h05. Sa période d’écriture s’était terminée sans qu’elle parvienne à composer un seul paragraphe. Puce s’étira copieusement avant de bondir sur ses pattes. Comme d’habitude, la chienne semblait tout enjouée.

— Et cette canicule qui n’en finit plus… murmura Carole en refermant son ordinateur portable.

Suivie de la chienne, elle se dirigea d’un pas traînant vers la cuisine, où elle se refit une cafetière pleine. Elle en aurait besoin pour affronter cette nouvelle journée qui s’ouvrait sur un échec retentissant. Elle s’activa à préparer le déjeuner, avant que Pierrot ne se lève à son tour.

Quelle chaleur! C’était décidé. Au diable le budget: aujourd’hui, après avoir conduit Pierrot au camp de jour, elle profiterait de sa journée de congé pour aller s’acheter un climatiseur, s’il en restait encore sur le marché.

***

Pierrot inspecta la caverne des dragons à la lumière de sa torche: des parois gluantes s’élevaient autour de lui, très haut, jusqu’à se rejoindre dans une pénombre très sombre. (Pas un peu redondant, ça?) Pierrot s’efforçait de ne pas grelotter, malgré le froid de cana… (Ah non, pas encore!) malgré le fait qu’il faisait très froid. Ankalys se pressa contre lui. (Il faudrait développer un peu plus. La décrire. Bah, j’y reviendrai.)

— J’ai peur, murmura-t-elle en replaçant nerveusement sa cape verte.

(Un instant, elle n’était pas bleue, la cape? Et pourquoi Ankalys, toute puissante sorcière des plaines de l’Est, irait-elle avouer à un gamin qu’elle est effrayée? Ça ne tient pas…)

Carole s’accorda quelques instants de répit. Décidément, écrire était plus difficile qu’elle ne l’aurait cru. Mais quand même, déjà cinq pages, en à peine une heure! Elle entendait le climatiseur ronronner derrière elle, dispensant sa fraîcheur dans la pièce. Elle devait se rendre à l’évidence: ce n’était pas tout à fait une partie de plaisir (si seulement elle pouvait arrêter de tout remettre en question et simplement écrire), mais la température déterminait fortement ses talents d’écrivaine. Elle avait l’impression de progresser beaucoup plus rapidement maintenant qu’elle pouvait travailler dans un environnement où elle n’était pas en perpétuel état de suffocation.

Elle n’aurait jamais cru pouvoir dénicher un climatiseur à cette période de l’été. Elle avait fait tous les magasins de la ville, en vain (certains commerçants, qui se préparaient déjà à vendre des souffleuses à neige, lui avaient pratiquement ri au nez). C’est finalement à Silent Valley, un petit village perdu au milieu de nulle part, qu’elle trouva, dans un minuscule magasin à moitié décrépi, ce qui semblait être le dernier climatiseur du pays. Il était sur roues. Tout à fait, un climatiseur mobile. Il venait même avec une télécommande. Carole s’était littéralement jetée sur l’appareil, prête à l’acheter même si c’était un modèle de démonstration et qu’il présentait quelques marques d’usure. « Très résistant, très robuste, très bon choix, ma petite dame », avait commencé le vendeur, qui s’était senti obligé de promouvoir son produit même si c’était le seul qu’il avait en stock.  « Je vous le dis, je l’ai déjà échappé deux-trois fois pis regardez, juste une petite bosse ici. Pis deux roues un peu croches de ce bord-là. Ah, pis il fait un petit bruit quand vous le mettez à plus fort que low. Mais sinon, c’est pratiquement du neuf! » Elle avait réussi à marchander une ridicule réduction de dix dollars, sans toutefois obtenir gratuitement la garantie prolongée. « C’est que je m’y suis attaché, à cet air climatisé là », avait raconté le vendeur en remettant la machine dans sa boîte. « Je lui ai même donné un nom: Bob. Pis la manette là, c’est Amy. Ils aiment ça être ensemble », avait-il ajouté en pointant l’étui à télécommande intégré au boîtier en plastique entièrement blanc du climatiseur. Carole avait laissé échapper un petit rire nerveux et lui avait demandé s’il blaguait. Il l’avait dévisagé un long moment dans un silence réprobateur. Un peu effrayée, elle avait quitté le magasin, refusant de se faire aider par le vendeur pour transporter la lourde boîte jusqu’à sa voiture. Celui-ci s’était contenté de la regarder partir avec un air grave, presque préoccupé. « Décidément, les gens sont étranges dans ces petits villages. Probablement la consanguinité », s’était-elle dit en retournant chez elle.

Et voilà, elle était maintenant l’heureuse propriétaire d’un climatiseur mobile qui fonctionnait à plein régime. Le « petit bruit » mentionné par le vendeur tenait davantage du puissant ronronnement, probablement causé par le frottement de deux pièces du compresseur, mais Carole n’en avait cure: tant que l’appareil pompait la chaleur de la maison et la propulsait à travers un large tuyau avant de tout recracher dehors, elle était parfaitement satisfaite. Elle avait placé la machine au milieu du salon, où il pouvait rafraîchir le plus de pièces possible, même si elle était un peu dans le chemin et ne s’harmonisait pas vraiment avec le reste de la décoration (surtout le tuyau d’échappement, que Carole avait dû coincer dans une fenêtre entrouverte). Carole s’étira, constatant avec plaisir qu’elle ne suait pas du tout.

À plusieurs reprises au cours de la soirée de la veille, elle avait trouvé le climatiseur à quelques centimètres de l’endroit où elle l’avait laissé, comme s’il avait voulu explorer son nouveau territoire, mais qu’il avait été retenu par son tuyau d’échappement, cette chaîne qui lui rappelait le labeur pour lequel il avait été créé. Le plancher du salon était-il légèrement en pente? Ou alors était ce dont voulait parler le commerçant lorsqu’il avait mentionné un problème avec les roues?

Carole venait à peine de se replonger dans son univers merveilleux quand elle entendit un fracas derrière elle. Elle bondit de son siège. L’appareil, toujours fonctionnel, gisait sur le côté. Carole espéra que la machine était aussi robuste que l’avait promis le vendeur.

Elle sentait le souffle glacial de l’appareil lui lécher les pieds tandis qu’elle menait un rapide examen visuel des dommages. Rien ne semblait cassé, si ce n’était que la machine émettait maintenant un grondement sourd et inquiétant; elle n’était manifestement pas conçue pour fonctionner dans cette position. À regret, Carole décida de la désactiver. Alors qu’elle cherchait le bouton, elle remarqua qu’un jeu d’ombres dessinait un motif complexe sur les dents de son large grillage frontal, comme… Une bouche?

Carole secoua la tête et marcha à pas de loup vers la chambre de Pierrot. Elle discerna dans sa forme endormie dans la lueur matinale. Le bruit causé par la chute du climatiseur ne l’avait même pas réveillé. C’était déjà ça. Maintenant, qu’est-ce qui avait bien pu faire tomber l’appareil?

Elle revint sur ses pas et remit le climatiseur sur ses roues. Presque immédiatement, il bascula sur le côté. Carole le rattrapa de justesse et répéta l’expérience à quelques reprises, toujours avec le même résultat.

Bon. Déjà, la chaleur s’infiltrait dans la maison. Bientôt, la canicule y reprendrait ses droits.

Carole nota deux observations: premièrement, la machine tombait toujours sur le côté opposé à l’étui de la télécommande, et, deuxièmement, l’étui en question était vide. Les paroles du vendeur lui revinrent à l’esprit: Bob le climatiseur et (comment l’avait-il nommée… Amanda? Anna? Non: Amy!) Amy la télécommande aimaient être ensemble. Peut-être avait-il voulu dire que l’appareil avait tendance à tomber quand elle ne faisait pas contrepoids dans son étui? Cela pouvait expliquer les chutes du climatiseur que le vendeur avait mentionnées au moment de l’achat… Mais quel concepteur imbécile irait ajouter à un produit une option qu’on ne pouvait pas utiliser? Et pourquoi l’appareil avait-il commencé à tomber maintenant, et pas avant? Elle partit néanmoins en quête d’Amy. Elle n’avait rien à perdre.

Après quelques minutes, Carole la dénicha dans un endroit inusité: sous la patte protectrice de Puce, qui la regardait, l’air endormi, blottie dans son panier.

Carole s’empara de la télécommande et découvrit avec horreur que la chienne l’avait mâchouillée; de profondes balafres zébraient son épiderme de plastique délicat, zigzaguant entre les boutons de contrôle, dont la moitié avaient été arrachés, éborgnant irrémédiablement son innocence ergonomique. « Elle est fichue », se dit Carole, irritée. Elle résista à la tentation de punir Puce sur-le-champ: pour l’instant, elle devait remettre le climatiseur sur ses roues. L’avenir de la fraîcheur dans sa maison en dépendait.

Elle inséra la télécommande défigurée dans son étui et redressa Bob – enfin, le climatiseur, qui accepta finalement de demeurer debout. Ce n’était donc que cela? Carole réactiva la machine, qui se remit à souffler son haleine glaciale. Elle allait quitter la pièce pour préparer le petit déjeuner de Pierrot, satisfaite même si elle avait perdu ses dernières minutes d’écriture quotidiennes, mais une vague impression d’étrangeté la retint sur le seuil. Quelque chose n’allait pas. Le climatiseur, debout au milieu du salon, la fixait dans le silence de l’aube.

Voilà ce qui était différent. Le silence. Le climatiseur ne ronronnait plus.

***

(Un petit effort. Plus que quelques pages!)

Pierrot inspecta le nid, où le bébé dragon s’agitait au milieu des coquilles vides en poussant des cris nasillards. Quelques œufs étaient encore intacts, mais aucun signe de la Fleur de Feu. Il reporta son attention sur le petit dragon: sa gueule jaune et allongée contrastait fortement avec le vert foncé de sa tête, qui elle-même se démarquait des écailles brunes et grises du reste de son corps. Le bébé dragon s’était immobilisé et regardait fixement Pierrot, debout sur ses deux pattes arrière palmées. À la manière dont l’animal tenait ses ailes dans son dos, on aurait pu jurer, en faisant abstention des écailles, qu’il s’agissait en fait d’un… D’un…

— Canard! s’exclama Carole, aussi surprise que dégoûtée.

Sa rechute avait été subite et sournoise: un canard (ou enfin, un dragon-canard, quelle absurdité) s’était introduit dans son histoire! Elle devrait réécrire toute la scène, maintenant… Elle soupira et avala une gorgée de café. Pierrot ne pouvait pas s’imaginer ce qu’elle était prête à subir pour lui faire plaisir.

Carole ne se comprenait plus. La veille, écrire lui avait semblé presque facile, surtout en comparaison avec les semaines de torture qu’elle avait vécues juste avant. Aujourd’hui, cependant, quelque chose la bloquait. Les mots ne coulaient plus avec la même facilité; même si elle avait décidé d’utiliser un dictionnaire de synonymes (ce qui enrichissait grandement son vocabulaire) elle avait l’impression qu’elle passait à côté de l’essentiel. Elle se sentait bâillonnée. Mais par quoi?

Peut-être était-ce parce qu’elle avait décidé de travailler à partir de la cuisine, où la température était un peu plus élevée que dans le salon? Elle n’avait pas eu envie d’écrire à proximité du climatiseur, qui semblait dégager une atmosphère aussi rafraîchissante que malsaine. Elle ne voyait pas ce qui, sinon, pouvait être en cause. Elle se sentait bien un peu stressée, notamment par Pierrot qui s’impatientait de plus en plus. Ou peut-être était-ce dû sa journée de travail désastreuse; le dentiste pour lequel elle travaillait comme assistante devenait de plus en plus désagréable. La rumeur courait qu’il était en pleine dépression depuis qu’il s’était fait voler sa femme par un de ses voisins. Cependant, Carole ne considérait pas que c’était une raison pour la traiter de façon si brusque, presque méchante. Elle songeait de plus en plus à quitter cet emploi qui lui demandait toute son énergie. Quand Pierrot lui avait demandé ce qu’elle faisait exactement quand elle allait travailler, elle n’avait pas réussi à faire ressortir un seul point excitant ou même passablement positif. Elle avait tout de même réussi à contourner la question en lui répondant qu’elle était comme la fée des dents, mais qu’elle s’occupait de celles qui étaient encore dans la bouche des gens. En fait, elle n’avait jamais vraiment aimé son travail; le fait qu’il lui semble pénible n’était donc pas particulièrement nouveau. Peut-être était-ce tout simplement la fatigue? Carole se sentait effectivement harassée, principalement parce qu’elle dormait très mal. Cependant, c’est encore à cause du climatiseur qu’elle n’avait pas vraiment réussi à fermer l’œil.

La veille, en revenant du travail, elle avait trouvé Puce complètement terrorisée dans un coin du salon, regardant Bob comme s’il l’avait persécutée toute la journée. Sur le coup, Carole n’y avait vu que du feu: peut-être l’appareil avait-il encore une fois roulé à cause de ses roues déformées, donnant ainsi l’impression à la chienne que le climatiseur silencieux la poursuivait, lui voulait du mal? Mais en même temps, Puce, si elle avait une attitude exemplaire avec elle et Pierrot, pouvait avoir un sale caractère, quand elle voulait. Elle n’avait pas froid aux yeux et ne se laissait pas intimider. Pourtant, Carole avait dû, juste après l’incident, prendre une marche au moins deux fois plus longue que d’habitude pour calmer la chienne, qui était complètement glacée d’effroi. Et encore, Puce avait gémi tout le restant de la soirée en se blottissant contre elle. Qu’avait-elle essayé de faire comprendre à sa maîtresse? Cette question l’avait hantée toute la nuit, et elle gaspillait une partie de son aube à y réfléchir.

Elle ne pouvait arriver qu’à une conclusion: un froid s’était installé entre elle et le climatiseur. Mais pourquoi? Carole bâilla. Elle avait bien des choses à faire, et s’imaginer qu’elle pouvait avoir une relation sociale avec ses appareils domestiques n’en faisait pas partie. Elle tenta de se concentrer sur son texte, sur l’histoire qu’elle devait terminer au plus vite, sur cette scène qu’elle aurait à réécrire pour y supprimer tout ce qui ressemblait de près ou de loin à un canard…

Carole repoussa rageusement l’ordinateur. Absolument rien à faire. Il n’était pourtant que 5h30. Elle devait se changer les idées, penser à autre chose qu’à des canards cracheurs de flammes ou des climatiseurs malveillants.

Que pouvait-elle faire pour tuer le temps?

Puce, que Carole avait installée dans la cuisine pour lui éviter une autre crise d’angoisse, poussa un soupir dans son sommeil, une patte sur le museau. Ah, oui, elle pourrait toujours aller promener la chienne. Mais où avait-elle mis la laisse? Elle ferma les yeux, visualisant ses actions de la veille. Hier, lorsqu’elle était revenue de la longue marche avec Puce, elle l’avait détachée, puis… avait lancé la laisse sur le divan. Voilà.

Elle se leva et se dirigea très lentement vers le salon, autant pour ne pas faire de bruit que pour éviter de heurter quelque objet susceptible de joncher le sol dans la pénombre.

Carole frictionna ses bras dès qu’elle arriva sur le seuil de la pièce, qui n’était pas seulement froide, mais glaciale. Même lorsqu’il était réglé à la puissance maximale, le climatiseur n’avait jamais refroidi l’air à ce point. Étrange.

Elle ouvrit la lumière. Bob apparut devant elle, beaucoup plus près qu’elle ne s’y attendait. Il la dévisageait de ce regard silencieux, aveugle, insistant. Carole repéra la laisse: elle était bien sur le divan, directement derrière le climatiseur. Pour l’atteindre, elle devrait contourner le souffle glacial et accusateur de la machine…

Après un moment qui lui sembla interminable, elle atteignit le divan. Elle se sentait stupide. Pourquoi s’inquiétait-elle d’une vulgaire machine? Carole saisit la laisse de cuir de ses mains gelées. Elle souffla (elle crut même voir un peu de vapeur s’échapper de ses lèvres), soulagée d’avoir atteint son but. Il ne lui restait plus qu’à revenir sur ses pas. Malgré elle, Carole commençait à comprendre la peur de Puce: la simple présence de Bob était pesante, presque insoutenable. Elle songeait à le remettre dans sa boîte et à refaire le chemin jusqu’à Silent Valley pour tenter de le retourner au vendeur (s’il y était si attaché, il accepterait bien de le reprendre, même si Amy était en mauvais état) quand elle entendit un son derrière elle. Un léger grincement. Carole se retourna d’un bloc, la laisse partiellement enroulée autour de sa main: Bob lui faisait maintenant face, un semblant de sourire malveillant et ombragé dessiné sur son grillage.

L’esprit embrumé par la fatigue accumulée, elle réalisa que le climatiseur était doté d’une volonté propre. Et à en juger par les boutons de commande qui se tordaient en une accusation haineuse, il lui en voulait terriblement. Elle était prête à en mettre sa main au feu.

Involontairement, elle recula d’un pas et buta contre le divan. Pourquoi elle? Elle lutta un instant pour recouvrer son équilibre. Bob ne broncha pas. Qu’avait-elle fait? Carole remarqua la télécommande estropiée dans son étui. Amy, bien sûr. Les pièces du puzzle s’emboîtaient parfaitement: les chutes de Bob, la veille, n’étaient pas dues à une faiblesse de ses roues endommagées, mais n’étaient que sa manière de faire comprendre à Carole qu’il voulait Amy. Et quand elle lui avait rendu une Amy éclopée, elle avait mis le feu aux poudres, littéralement. Ivre de fureur, Bob avait examiné la télécommande pour en conclure, à juste titre, que Puce était responsable des tourments de sa douce. Il avait donc patiemment attendu son heure, rafraîchissant tout ce qui l’entourait pour mieux déguster, dans le froid, le plat de sa vengeance.

Le climatiseur continuait de la fixer, tandis que l’esprit de Carole tournait à plein régime. Mais elle? Pourquoi s’en prenait-il à elle, maintenant? Bob avait finalement acculé Puce dans un coin du salon, mais… Mais Carole était intervenue à temps. Et le climatiseur, voyant que la chienne n’était qu’une subordonnée, que sa maîtresse la contrôlait presque parfaitement, allant même jusqu’à la tenir en laisse, avait décidé de changer de cible. Sa colère s’était aussi décuplée: ainsi ne s’agissait-il pas d’un malheureux accident, mais bien d’un acte délibéré, d’une provocation pure et simple? À partir de ce moment, il s’était senti prêt à mettre la maison à feu et à sang. Quelques gouttes de sueur froide coulèrent entre les omoplates de Carole. Elle serra encore un peu plus fort la laisse de cuir entre ses doigts. Qu’allait-il faire, après tout? La rafraîchir à mort? Allons, ce n’était qu’un climatiseur, un tas de ferraille, un simple assemblage de métal et de plastique destiné à régler la température de sa maison.

Carole prit soudainement conscience de l’absurdité de la situation. Ses séances d’écriture matinales avaient bel et bien développé son imagination. Alors qu’elle était sur point d’éclater de rire, la colère de Bob explosa d’un coup. Il se mit à trépigner de façon inquiétante, tandis que son compresseur émettait d’étranges cliquetis et qu’une odeur de brûlé envahissait la pièce. Carole tenta de s’élancer hors de la pièce, mais le climatiseur roula brusquement sur le côté, lui bloquant le chemin. Le tuyau d’échappement frémit, s’agita, saisit de soubresauts semblables à des spasmes de douleur, puis se tortilla farouchement, tentant visiblement de libérer son extrémité coincée dans la fenêtre entrouverte. Carole risqua quelques pas de côté, sans quitter le climatiseur des yeux. Peut-être pourrait-elle atteindre la prise électrique, et ainsi priver Bob de son énergie vitale? Elle fut interrompue dans sa manœuvre par un bruit de vitre brisée: le tuyau s’était dégagé, fouettant rageusement l’air en propulsant quelques éclats de verre à travers la pièce.

Carole tentait tant bien que mal d’éviter les coups de l’appendice démesuré du climatiseur et commençait à se dire que, finalement, son courroux n’était pas si dangereux, quand Bob poussa un profond rugissement électrique. Elle comprit l’étendue de son erreur en voyant une longue et puissante flamme s’échapper du tuyau, lui brûlant presque la figure. Sans y penser, elle répliqua en faisant claquer la laisse devant elle, comme un fouet. Elle le regretta aussitôt; si Bob avait effectivement reculé d’un bon centimètre, elle n’avait fait qu’attiser la colère du climatiseur, qui agitait maintenant sa trompe encore plus furieusement. Elle étudia la situation tandis que Bob se préparait à cracher une nouvelle flamme. Elle devait trouver une solution, et vite. Si Pierrot se réveillait maintenant, s’il venait les rejoindre dans le salon, peut-être Bob en conclurait-il, en se fiant à son expérience personnelle, qu’il venait la sauver, et donc que Carole n’était que l’animal domestique de son propre fils (ce qui, ne put-elle s’empêcher de penser, n’était pas si loin du compte).

Un second jet de flamme passa encore plus près d’elle que le premier. Elle fit claquer sa laisse à quelques reprises, visant le tuyau: au moins pouvait-elle le tenir en respect, même si elle ne faisait, finalement, qu’accroître sa colère. Le troisième jet la manqua encore, mais de très peu. Une vague odeur de cheveux roussis lui fit comprendre que le prochain coup, ou au mieux l’autre d’après, serait le bon. Carole devait tenter le tout pour le tout: une idée venait de germer dans son esprit, mais elle ne fonctionnerait pas si l’appareil était le moindrement rusé. D’un autre côté, ce n’était qu’une machine…

Elle fit claquer une dernière fois la laisse, le plus près possible de ce qu’elle estimait être le visage de Bob; puis, profitant de l’ouverture qu’elle venait de créer, Carole bondit sur le tuyau, le saisit à pleines mains et lutta pour le diriger contre la grille du climatiseur. Bob émit un ultime chuintement hargneux juste avant que les flammes ne s’engouffrent dans son boîtier, carbonisant instantanément ses entrailles mécaniques.

Carole se laissa glisser sur le sol, hébétée. Le cadavre de Bob se consumait rapidement, dans une symphonie de crépitements de plastique fondu.

***

— Est-ce que l’histoire est prête, maman? demanda Pierrot alors que Carole le bordait de ses mains bandées, dont les paumes étaient recouvertes de cloques.

— Oui, chéri, mentit-elle après un instant d’hésitation.

Elle avait abandonné son projet d’écriture, n’ayant plus du tout envie d’écrire ne serait-ce qu’une seule ligne de plus sur des créatures cracheuses de feu. De toute façon, même si elle avait voulu continuer, elle aurait été incapable de taper au clavier, vu le piètre état de ses mains. Bob (qu’elle avait enterré en après-midi dans le jardin, faisant tout en son possible pour lui offrir une sépulture convenable: après tout ce qu’elle avait vécu, elle n’avait pas la force de gérer le courroux d’un climatiseur fantôme) avait réussi à accomplir au moins partiellement sa vengeance, malgré tout. Elle espérait qu’il repose en paix, maintenant. Et, par le fait même, qu’il la laisserait tranquille.

— J’ai chaud, se plaignit son fils. Le crématiseur marche pas?

Puce, qui dormait aux pieds de Pierrot, remua dans son sommeil. Même depuis la mort de Bob, elle continuait à être plus collante, plus affectueuse.

— On dit « climatiseur », mon poussin. (Quoi que… pensa-t-elle). Et non, il ne fonctionne plus. Il s’est brisé, je l’ai retourné au magasin. (Elle n’avait pas vraiment envie d’élaborer sur ce sujet, piètre menteuse qu’elle était) Alors, tu es prêt pour ton histoire? Je l’ai apprise par cœur, juste pour toi!

Dans quoi s’embarquait-elle? Elle avait prévu affronter Pierrot, lui faire comprendre qu’elle n’arrivait pas à écrire, qu’il devrait apprendre à se passer de ses contes pour dormir… Mais en voyant le regard plein d’espoir de son fils, elle n’avait pu se résoudre à le décevoir.

— Oui, oui! Je suis prêt! C’est une histoire de carnards, j’espère!

— De…? fit-elle, estomaquée.

— Comme celle de Coin-coin le carnard, tu te souviens pas?

Pierrot la regardait, ingénu. Elle l’aurait étranglé si elle avait disposé de l’usage de ses mains.

Il voulait des canards? Des canards, hein? Eh bien il en aurait plein la vue. Elle lui raconterait une histoire la plus horrible possible; comme ça, il ne lui en demanderait plus jamais.

Alors qu’elle réfléchissait activement pour réunir quelques éléments effrayants, voir complètement gore pour former son histoire de canards (il y aurait du sang et des plumes, des tripes d’oiseau, de la cervelle de canetons, une orgie de cancans d’effroi…), un déclic se fit dans sa tête. Tout s’agençait si parfaitement… Peut-être était-ce pour cela qu’elle n’arrivait pas à écrire des contes: elle était faite pour écrire des histoires d’horreur, avec des canards, qui plus est. Était-ce donc sa voie? Sa tête bouillonnait d’idées plus macabres les unes que les autres. Elle devrait mettre tout ça sur papier dès que possible…

— Oui, mon amour, c’est une histoire de canards. Mais je t’avertis, ce n’est pas un conte de fées.

— Qu’est-ce que c’est, alors? demanda-t-il, visiblement déçu.

— Tu verras, mon lapin.

Elle se racla la gorge, un sourire en coin. Ce soir, Pierrot allait frissonner, en dépit de la canicule accablante.


Première publication: Nocturne Hors-série no 1, 2007.