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Le long bras mécanique se repliait sur lui-même tandis que la capsule spatiale, posée sur un chariot de transbordement, roulait avec précaution le long des rails menant à l’écoutille intérieure. Celle-ci s’ouvrit en chuintant et le chariot pénétra dans le sas intermédiaire.
Carlie suivait la scène en silence, derrière la
vitre épaisse d’une fenêtre d’observation. Son esprit détaché évaluait les dimensions de la capsule.
Ils avaient pris un risque, en recueillant l’appareil – un risque calculé.
L’objet de métal poli montrait une forme
oblongue, des extrémités arrondies. Sa taille laissait supposer qu’un seul occupant pouvait
y prendre place. À condition, bien sûr, qu’il s’agît d’un occupant humain.
Une certaine tension régnait dans la pièce – Carlie n’était pas la
seule à attendre.
Tersa n’était présente que physiquement, branchée au contrôle du scanner. Carlie se
tenait près d’elle, une main posée sur l’épaule maigre qu’elle sentait frémir. Les muscles de la vieille
informaticienne tressautaient d’un spasme réflexe tandis que les données commençaient à lui apparaître. Elle grommelait des
commentaires indistincts. Quelques pas derrière, Carlie devinait la présence de
Poul, le spécialiste de la propulsion, nerveux et muet. De l’équipage ne
manquait que Beaujeu, le second de Carlie, que la consigne de sécurité retenait au poste de
pilotage.
Depuis deux ans, le lourd et disgracieux cargo Michigan (l’escargot, disait Carlie)
effectuait son circuit vers les régions les plus lointaines du système solaire.
Son périple en boucle l’avait mené de Relais I, la station située à la ceinture des astéroïdes, jusqu’au complexe de Madox Mines, établi sur Ganymède,
et de là vers Titan, en passant par une seconde station de relais. Long pèlerinage semé de heurts incessants:
la douce anarchie régnant sur Titan, dont le complexe minier récemment implanté
manquait de tout; les tracasseries des administrateurs, pour qui l’équipage du Michigan n’était que des débardeurs
toujours trop lents; les récriminations des colons de Madox, pour qui le Michigan incarnait Asterman.
Dire qu’Asterman n’avait été, trente-cinq ans plus tôt, qu’une splendide station
orbitale…
Un
satellite gigantesque qui devait simplement faciliter le développement spatial – mais qui rapidement était
devenu une araignée tissant sa toile autour de la Terre. Sur Asterman désormais
siégeait le Conseil d’expansion spatiale. Cette toute puissante administration devait satisfaire à
la fois tout le monde et chacun – et voyait sans cesse croître l’insatisfaction générale. Insatisfaction
des colons, surtout, premiers fondateurs de Madox, et de leurs défenseurs
terriens: les travailleurs contractuels avaient remplacé partout les « permanents » (Titan n’avait-il pas été ouvert au seul développement
minier?). Insatisfaction des travailleurs, aussi, qui avec raison ne
comprenaient pas pourquoi on ne rapatriait pas sur Terre les membres de cette
parodie de colonie afin de laisser toute la place (et l’eau, et l’oxygène, et la nourriture) à
des ouvriers productifs.
Le Michigan se déplaçait avec une assurance imperturbable
au milieu des querelles, telle une grosse mouche noire dans la bagarre, comme
si rien ne pouvait troubler son cheminement.
L’appel de détresse leur était parvenu la
veille, les obligeant à dévier de leur route. Il n’avait pas été facile à décider, ce détour. L’absence de signal radar les intriguait – il fallait que ce fût un
bien petit vaisseau. Le code utilisé par l’engin pour transmettre son S.O.S. était
conventionnel. Il fallait agir. À bord, les décisions se prenaient toujours démocratiquement.
On avait discuté. L’appel leur avait servi à repérer la minuscule capsule. Étrangement
semblable à un missile qu’on aurait égaré peut-être lors d’une obscure escarmouche terminée depuis longtemps. Rebrousser chemin? Le « vaisseau » répétait son appel à l’aide…
Et maintenant Carlie observait la capsule en
question, trop familière pour être dangereuse, mais trop étrangère pour ne pas inquiéter.
D’une voix monocorde, Tersa commenta la
lecture du scanner:
— Système de survie et de
pilotage entièrement automatisé. C’est lui qui a lancé le S.O.S., on dirait.
Voyons s’il y a des êtres vivants
à bord…
Carlie s’arracha à la contemplation de la capsule pour se
brancher à son tour et observer les données que consultait Tersa. Le scanner
venait de changer son mode d’analyse: le quadrillage sur lequel se détaillait
un plan de l’engin était progressivement remplacé par la silhouette confuse – mais humaine – de l’occupant. Elle
emplissait tout l’espace disponible de la capsule.
Carlie eut le réflexe – inutile – de se pencher plus
avant. Dans son dos, elle sentit Poul s’approcher. Sans doute branché également. Tous
trois, serrés les uns contre les autres dans une rassurante chaleur humaine,
regardaient défiler les informations. Une femme. Jeune. Race blanche. Vivante
(on voyait palpiter le réseau de ses veines, un très lent frémissement). En
animation suspendue.
Passager 1 phase éveil
Passager 2 état latent
Carlie fronça les sourcils. Une forme minuscule, mal définie,
occupait un rectangle plus sombre aux pieds de la passagère endormie.
Tersa commenta:
— Embryon humain. Et on
dirait qu’il est loin d’être à terme.
***
— Je suis une migratrice.
Elle était trapue, musclée, le type physique
parfait pour la vie rude en atmosphère artificielle. Sa chevelure noire, enserrée
dans une résille, surmontait un visage pâle, des yeux d’un gris brouillard, ciel d’automne. Une combinaison
de vol argentée la moulait étroitement.
Le flanc de la capsule était béant. On apercevait
l’intérieur; il n’y avait pas de sas, l’appareil ne pouvait s’ouvrir qu’au moment où l’air ambiant convenait à sa passagère. Sa paroi interne était circulaire, une
partie se creusant pour épouser la forme de la… de la migratrice – Carlie jouait avec le
mot, le retournait en tous sens, cherchant une signification qu’elle n’aurait pas saisie de
prime abord. Le rectangle sombre apparu au scanner ressemblait d’ici à un aquarium: un utérus artificiel, assez
incongru dans ce contexte.
Carlie hésitait à questionner encore, son « Qui êtes-vous? » de tout à l’heure avait semblé tellement
futile. La jeune femme inconnue examinait les lieux autour d’elle. Elle posa
finalement sur Carlie son regard ensommeillé.
— Où sommes-nous?
Carlie s’efforça d’adopter un ton neutre; le résultat fut vaguement
pompeux.
— Vous êtes sur le Michigan, un cargo de transport
qui assure la liaison entre les établissements éloignés.
Le visage de la jeune femme s’éclaira:
— Alors, vous allez à Madox,
vous aussi?
Évidemment, il n’y avait pas trente-six destinations possibles…
Quand même… Carlie avait peine à imaginer
la minuscule capsule faisant route vers sa rude et lointaine destination. Le
bout du monde, ce dôme posé sur le sol de Ganymède. Rien d’autre qu’une gigantesque usine, écrasante. Rien d’accueillant – rien qui justifie en
tout cas l’entêtement des colons à y
demeurer. Une boule de glace. Quant à Madox… Construit à une époque où l’on n’envisageait rien d’autre que des « colonies », une époque dominée par
l’image du fier pionnier. Mais Ganymède s’était révélée riche de possibilités: la transformation en
eau potable, en oxygène et hydrogène de ses océans souterrains, la découverte de
minerais rares, tout cela avait exigé des colons un développement trop rapide,
une production sans cesse accélérée. De plus en plus, les grandes compagnies qui géraient
les sites d’exploitation avaient
fait appel aux contractuels, dont le travail était devenu la raison d’être de Madox Mines, effaçant du même coup le mot colonie
du vocabulaire courant. Les colons qui n’avaient pu ou avaient refusé de suivre ce rythme
endiablé avaient progressivement été jugés inutiles, et remplacés par les
contractuels. L’émigration avait cessé. De là étaient nées toutes les querelles: du mécontentement
des « permanents » demeurés à Madox, posant en fondateurs
outragés;
de l’hostilité des « temporaires », méprisant ces marginaux;
de la déconvenue de ceux qui, restés sur Terre, avaient espéré à leur tour pouvoir « partir vers les étoiles ».
Carlie secoua la torpeur qui l’envahissait. Ils n’allaient pas à Madox,
ils en revenaient – et si la déception marqua un instant le visage au teint pâle, très vite une nouvelle
question se pressa sur les lèvres de la migratrice:
— Ainsi, vous ne savez pas
ce que je suis?
Carlie ne put qu’acquiescer. L’autre émit un « ah » que Carlie hésita à traduire. Brusquement,
l’évidence lui sauta aux yeux, le sens du mot migratrice. Émigrante? Était-il possible qu’Asterman, cédant aux pressions des
partisans terriens de la colonisation, soit revenu sur sa décision? Incroyable.
— Puis-je vous demander de
vous rendre à notre infirmerie afin d’y subir un bref examen médical?
La jeune femme la regarda d’un air méfiant.
— D’accord, mais qu’on n’approche pas de ma
capsule.
Poul et Tersa, qu’aucun scrupule n’étouffait, n’attendaient sans doute
que leur départ pour se précipiter dans le sas… Carlie sourit:
— Bien entendu.
Suivez-moi.
***
Elle s’appelait Béatrice Millaire. Non, Asterman n’avait pas subitement
fait volte-face sur le sujet brûlant de l’émigration. Le Conseil d’Expansion spatiale s’était
trouvé déjoué par ses propres
lois: jamais Asterman n’avait osé interdire les tentatives privées dans le développement de l’astronautique, et les
Essaimistes – Carlie connaissait le mot, c’était un mouvement ancien – avaient entrepris de
mettre au point leur propre mode d’émigration. La capsule en était le résultat.
Comment cela était-il possible? Asterman avait
pris soin d’interdire le lancement
depuis la Terre de fusées porteuses non contrôlées par le Conseil. La seule porte vers l’espace demeurait
Asterman –
et
Asterman avait toujours trouvé de bonnes excuses pour la garder fermée.
Les Essaimistes avaient reçu une aide inattendue:
celle de Duke Landell, le directeur du Centre de recherches en génétique d’Asterman. L’enfant de la migratrice
s’appellerait Landell, du
nom du bienfaiteur des Essaimistes. Mais Landell n’était le fils de personne,
seulement celui de Béatrice Millaire.
La migratrice et son enfant étaient le résultat d’une expérience unique.
Carlie en fut soulagée. Pendant un moment, une image fugitive l’avait effleurée, celle
de milliers de femmes dispersées dans le cosmos, à bord de leur vaisseau précaire
et désarmé. Une armée fragile préparant l’invasion de l’univers – et elle, Carlie, enfermée
dans son cargo cocon, ignorant leur bataille jusqu’à sa conclusion. Ou alors,
ouvrant les yeux, découvrant une marée de capsules, une vague qui s’engouffrait dans le sas,
inondait le Michigan jusqu’à l’étouffer, elle, dans son immobilité… Ridicule.
Après l’examen médical, Carlie ramena Millaire à sa
capsule, pour récupérer l’automatrice qu’ils y avaient laissée,
cet aquarium où nageait son fils. Millaire semblait épuisée et Carlie renonça à l’interroger plus avant. D’un ton apaisant, elle
conseilla à la jeune femme de prendre un court repos dans la cabine qu’on lui avait attribuée.
Carlie rejoignit ses compagnons au poste de
pilotage et les observa sur le seuil de la pièce: chacun veillait, dans son
coin, à bien effectuer sa tâche, comme s’il s’agissait de la chose la plus importante au monde.
Où donc était passée l’intense curiosité qui les agitait plus tôt?
Carlie s’approcha de Beaujeu, installé dans le fauteuil du
pilote. Elle posa une main sur son épaule. Il leva la tête, lui sourit.
— Comment se portent nos
passagers?
Les autres retrouvèrent leur voix tous à la fois.
Poul s’écria:
— Je n’ai jamais vu un engin
pareil!
Tandis que Tersa remarquait, la mine circonspecte:
— Cette capsule ne vient
pas d’Asterman, tu le savais?
Carlie prit le temps de s’asseoir près de Beaujeu.
— Vous n’avez pas contacté Relais I, j’espère?
Tersa frémit d’indignation:
— Qu’est-ce que tu crois!
A-t-on jamais mêlé ceux-là à nos affaires? On s’est adressé à la banque d’information, c’est tout.
Carlie se sentit soulagée. Sans trop savoir
pourquoi, elle avait craint que ses compagnons ne fassent appel à une aide extérieure.
Elle ne tenait pas à voir les autorités se pencher sur le sort de la migratrice
– du moins pour l’instant.
— Ne t’en fais pas, Tersa. La
capsule n’a pas reçu la bénédiction du saint des
saints, mais c’est bien d’Asterman qu’elle provient.
Elle récolta des regards incrédules. Il allait
falloir expliquer…
— Vous vous rappelez ces émeutes,
il y a trois ans, quand le Conseil d’expansion spatiale a imposé son moratoire sur l’émigration?
Beaujeu fronça les sourcils:
— Il y a eu des mécontents
sur Terre, oui. À cause de l’augmentation des secousses sismiques, les gens
voulaient partir massivement. Mais Asterman s’est montré ferme…
— Eh bien, des pro-émigrants
se sont regroupés pour mettre au point ce prototype de capsule individuelle.
Ils croient qu’en débarquant au compte-gouttes ils se feront accepter plus facilement par les
travailleurs.
Poul esquissa une grimace:
— Au fond, ça ne me surprend pas
vraiment: j’ai connu des tas de
projets de fusées et de vaisseaux encore plus bizarres que celui-là… Ce que je
ne comprends pas, c’est comment eux ont réussi. Il en a fallu du fric pour construire
cette capsule. Et puis, il fallait qu’ils aient accès à Asterman pour la lancer…
— Ces Essaimistes croient
au vaste destin de l’Humanité et autres bêtises du genre. On les prenait pour un petit groupe d’illuminés. Eh bien, leur
mouvement a obtenu de larges appuis.
— Mais ça ne nous dit pas
comment ils ont eu accès à Asterman…
— Ils s’y sont trouvé des alliés.
Ils sont passés par le C.R.G.
— Quel rapport? s’étonna Tersa. Ah oui,
le… le machin, le fœtus, évidemment…
Il y eut un moment de silence: chacun méditait sur
le sujet, la mine choquée. Carlie retint un sourire. Bien sûr. Ils s’inquiétaient surtout de
savoir comment des amateurs avaient pu réussir cet exploit. C’était
inconcevable, du moins pour eux, les professionnels de l’espace. Ils devaient
trouver tout à fait farfelue l’idée d’envoyer une personne seule, en capsule,
pour effectuer un si long voyage. Et puis, un voyage vers quelle destination?
Madox, pas plus que l’usine de Titan, ne constituaient des endroits où l’on pouvait vivre. C’était des endroits pour
travailler, amasser de l’argent, puis rentrer sur Terre se la couler douce. N’était-ce pas
exactement leur intention, à eux quatre, lorsqu’ils avaient obtenu le permis d’opérer ce cargo?
Poul murmurait pensivement:
— En tout cas, elle est
tombée en panne, leur capsule. C’est bien la preuve de leur incompétence.
Carlie se sentit soudain étrangement distante. Les
autres semblaient avoir oublié totalement la femme et l’enfant, pour ne garder à
l’esprit que la capsule, l’objet plutôt que les vies qu’il emportait. Carlie
chassa le vague malaise qui à nouveau l’envahissait.
— Dites, à propos de panne… est-ce qu’il ne faudrait pas la réparer?
Les opinions fusèrent. Beaujeu lança:
— On n’a qu’à la ramener avec nous,
ça me paraît logique, non?
Tersa, plus prudente, suggéra:
— On peut en discuter,
mais je suis de l’avis de Beaujeu…
Poul s’exprima le dernier:
— Ou bien, on peut la
reflanquer dans l’espace et laisser Asterman se débrouiller.
D’une manière ou d’une autre, le résultat était le même: ils s’en lavaient les mains.
Pourquoi prétendait-elle s’en étonner? Ils étaient fidèles à eux-mêmes,
en rien différents des compagnons qu’elle avait connus…
Au début, il n’y avait eu que Tersa, partageant avec Carlie sa
lassitude du travail morne au centre spatial, sa lassitude de la Terre, aussi,
où l’on trouvait plus de rêves que d’espoirs. Puis Tersa
avait rencontré Poul, et Carlie, Beaujeu. Ils avaient fait des projets, tous
les quatre. Ne plus rien avoir en commun avec la grisaille de ce monde. Quitter
la Terre –
mais
pour aller où, finalement? Ils n’étaient jamais allés nulle part. Comme si leur
mouvement de va-et-vient, de Relais II à Asterman, leur donnait l’illusion d’avoir une destination.
Carlie se rappelait ce jour où ils avaient signé ce contrat. La compagnie
minière finançait le vaisseau, eux offraient leurs services respectifs, et Asterman entérinait
le tout en leur accordant son permis. Carlie avait paraphé la dernière. En se
redressant, elle avait croisé le regard de Beaujeu, un regard pétillant de
complicité. Ils avaient porté des toasts triomphant à leur succès. Ils renonçaient à la Terre, son avenir
ne les intéressait plus, ni ceux qui l’habitaient.
Mais à présent, il allait bien falloir songer à cette
femme et à son enfant.
— Tout de même, Poul, il
est possible de la remettre en état, cette capsule?
— Je pense que oui. Je
peux mettre une unité de réparation là-dessus, si tu veux.
— Fais-le donc.
Il se leva avec un soupir résigné. Personne ne protesta.
***
Malgré ses dimensions restreintes, le « salon », du Michigan possédait tout un attirail
destiné aux loisirs de l’équipage. Lorsque Carlie avait réclamé le monopole des
lieux pour y bavarder avec la migratrice, personne à bord ne lui avait disputé ce privilège. Ils ne tenaient pas
à en savoir plus sur cette femme. C’était toujours plus facile de négliger le
sort d’une abstraction.
Le salon inspirait la confiance mais Béatrice
Millaire n’y paraissait pas détendue.
Les muscles crispés, recroquevillée sur elle-même, elle semblait prête à bondir, comme une
animale défendant ses petits.
— Commandante… Nous n’avons pas encore parlé de mon voyage. Je
veux dire: de la suite de mon voyage.
Carlie se contenta de hocher la tête, avec une
gravité qui n’était pas feinte. Elle avait pensé prétexter de prétendues difficultés qui
pouvaient surgir dans la remise en état de la capsule. Millaire serait-elle
dupe? Pourquoi Carlie, soudain, éprouvait-elle le désir de justifier ses décisions
à venir?
— Millaire, je voudrais
vous aider, mais je ne sais pas si vous vous rendez compte de notre situation… Votre capsule n’a pas été autorisée à circuler dans l’espace, et nous, nous
sommes en quelque sorte des employés d’Asterman.
Nous, les représentants d’Asterman! Si les autres
entendaient ça!
La jeune femme esquissa une moue, un rien
narquoise:
— Je comprends, bien sûr,
Commandante. Je vais seulement essayer de vous expliquer…
Carlie se garda bien de répondre. Mais vas-y,
ma fille, je n’attends que ça. L’autre s’efforçait visiblement d’adopter un ton posé.
— Ce projet… ce n’est pas seulement le mien, vous vous en doutez, même si c’est moi qui en bénéficie.
Qui en bénéficie. Avait-elle la moindre
idée de ce à quoi ressemblait le dôme de Madox?
Certainement pas à une Terre nouvelle. Et les travailleurs? Croyait-elle qu’ils allaient l’accueillir à bras ouverts, comme un
messie? Ils allaient être furieux, oui. Il leur avait fallu tant de menaces, de
manifestations, de négociations, pour obtenir d’Asterman que cesse l’émigration.
Ils croyaient avoir définitivement réglé la question. L’arrivée de la migratrice – accompagnée d’un enfant, de surcroît –,
n’allait
pas les réjouir. À quelles extrémités leur colère les entraînerait-elle? Carlie frémit. Elle tenait là un bon argument. La sécurité personnelle de Millaire, de son enfant, autorisait à faire cesser ce
voyage insensé.
L’autre poursuivait, résolue à faire entendre son
message:
— Tout d’abord, il y a Duke Landell, c’est grâce à lui que nous avons pu rejoindre Asterman. Il a rencontré le concepteur de
la capsule, et lui a proposé son aide. Le prétexte d’un projet de génétique sur le développement du fœtus dans l’espace a permis d’emmener notre équipement, et surtout les prototypes de capsules, dans les
labos du C.R.G. à Asterman. Nous y avons terminé la mise au point de la
capsule. Et nous avons eu la permission de la lancer; techniquement, il ne s’agissait pas d’un vaisseau, évidemment.
Et l’enfant? On disait de
Landell qu’il était très séduisant. Y avait-il une
raison particulière pour laquelle l’enfant portait son nom?
Carlie s’en voulut de jouer les inquisiteurs, mais si elle
devait retenir la capsule, elle voulait savoir pourquoi.
Si elle devait retenir la capsule?
— Quant à mon fils… Landell est l’essence même du projet. C’est sûr qu’il nous a d’abord servi de couverture:
sans lui, pas de C.R.G. Et puis, au cas où un croiseur nous aurait poursuivis, vous
croyez qu’ils auraient osé détruire la capsule, avec
un enfant à bord? Mon enfant, Commandante, c’est mon armure, mais…
Elle hésita. Qu’avait-elle de si délicat à dire? Quel secret à révéler? Carlie attendit en silence.
— Landell est aussi une
sorte de symbole, pour nous. Ses gènes ont été modifiés pour qu’il s’adapte plus facilement à l’environnement
artificiel. En fait, il sera le premier véritable Ganymédien.
Carlie demeura figée, stupéfaite. Un humain… modifié. Des colons taillés sur mesure. Le prêt-à-porter de l’expansion spatiale… Madox envahi soudain par une race de super-colons
en quelque sorte terraformés qui feraient éclater les dômes, s’installeraient en conquérants dans l’atmosphère vide de Ganymède…
Carlie chassa ces images. Ne sois pas stupide.
Le C.R.G. avait-il fait autre chose, depuis sa fondation, que d’essayer d’adapter les humains à leur environnement?
Les « expériences » qui avaient été menées jusqu’ici n’avaient rien de
monstrueux. Il n’existait plus beaucoup d’enfants à se développer in vivo, d’ailleurs. Quand même. Qu’en diraient les
travailleurs de Madox? Eux qui usaient perpétuellement de drogues, stimulantes
et décontractantes, sans parvenir à s’adapter, bouclant
seulement leur quota de travail… Cet être différent constituerait-il
pour eux une menace? Mais il serait tout seul. Oui. Et la première
migratrice pouvait encore être la dernière. Il fallait d’abord qu’elle puisse quitter le Michigan…
Millaire avait-elle perçu l’hésitation dans le regard de Carlie? Elle se pencha en avant.
— Écoutez,
Commandante… Je sais quelle crainte cette idée d’humain transformé peut soulever, mais mon fils ne sera pas un monstre. Il
restera un humain, comme vous et moi, quelles que soient ses capacités d’adaptation. Il a simplement un meilleur contrôle de son système
respiratoire. Il a été conçu pour un monde où l’oxygène et l’eau sont rares, mais il
est humain.
Carlie la contemplait avec défiance. Millaire
conclut avec un sourire:
— En fait, il sera surtout
plus heureux.
Plus heureux. Comment n’avait-on pas pensé à cela sur Asterman? Créer des travailleurs sur mesure,
parfaitement adaptés à leur milieu: le citoyen idéal… Elle eut un sourire ironique: c’était assez paradoxal de la part des
Essaimistes. Pourquoi s’accrocher à des mondes
totalement inhabitables? Pourquoi ne pas plutôt laisser se développer
les ressources, laisser les chercheurs découvrir de nouveaux alliages, de
nouveaux modes de propulsion – et ensuite, quitter le
système solaire, aller découvrir des mondes facilement terraformables, sinon déjà habitables?
Carlie se rendit compte qu’elle avait dû changer de
visage, car la jeune femme continua:
— Allons, Commandante,
vous ne pensez tout de même pas que nous souhaitons coloniser le système
solaire ainsi, avec des femmes et des embryons? Cette expérience n’est qu’un moyen de pression, je vous l’assure. Un geste pour prouver à la Terre que l’émigration est encore
possible, avec ou sans l’appui du gouvernement. J’aurais tout aussi bien pu être un migrateur. Quant à l’embryon… Encore une fois, ce n’était qu’une protection. Elle deviendra inutile. Nous ne voudrions pas risquer la
vie de nos futurs enfants.
Carlie aurait dû s’en trouver libérée, mais le malaise persistait. D’accord, il n’y aurait pas d’invasion du cosmos par une armée de fœtus
mutants, mais il restait toujours cette capsule, cette femme, cet enfant…
— Bien sûr, soupira
Millaire, notre geste va causer un affrontement avec les travailleurs. Asterman
devra réagir. Peut-être y aura-t-il des actes de violence… Aurions-nous dû encore patienter? On nous a tant promis de nouveaux projets
de colonisation, qui sont sans cesse repoussés! On nous assure que l’émigration
reprendra dès qu’on sera en mesure d’aller explorer hors du système solaire… Mais malgré l’avancement de la recherche, ça ne sera pas réalisable avant des dizaines d’années! Pourquoi notre génération devrait-elle être sacrifiée? Nous avons le droit
de partir!
Elle se tut, parut chercher ses mots, et soudain
se fit suppliante:
— Commandante, essayez d’imaginer… Si vous aviez le choix, la liberté… Si vous pouviez prendre ce cargo, et vous élancer droit devant vous, vers
une nouvelle existence… Quelle direction
prendriez-vous? La Terre? Certainement pas. Alors?
Essayez d’imaginer. Oh oui, elle pouvait:
le goût du danger, ce désir de prendre ses propres risques… Mais ces risques-là? Les travailleurs n’apprécieraient sûrement pas
ces nouveaux venus et, d’ailleurs, les autorités
de Madox les feraient sans doute rapatrier séance tenante.
— Je connais toutes les
difficultés imaginables, continua la jeune femme comme si elle avait deviné les
pensées de Carlie. Même s’il vous plaît de me prendre pour une imbécile aveugle, je ne le suis pas. Et puis,
surtout, une fois que nous serons là-bas, je crois que les pressions en
provenance de la Terre seront assez fortes pour obliger tout le monde à m’accepter.
Carlie soupira, excédée. Ces fous allaient défier
les travailleurs sur leur propre territoire. Mais Ganymède n’était-il pas bien assez grand pour accueillir deux communautés? L’ennui, c’était que toutes les ressources de la planète se trouvaient
maintenant aux mains des contractuels. Les colons pouvaient bien bâtir des dizaines de dômes paradisiaques, ils
ne pourraient pas y vivre sans eau, sans oxygène… À moins de créer une
race vraiment différente, d’échelonner de tels
projets sur une ou deux générations… Carlie frissonna. Il restera un humain.
Comme pour répondre à sa pensée, Millaire reprit,
agacée:
— Oh, nous avons pensé à établir
notre propre colonie. Les actuels colons de Madox pourraient servir de tête de
pont, nous pourrions construire notre cité loin du dôme actuel. Mais, vous
imaginez les ressources financières, les moyens qu’il faudrait? De toute façon, l’intolérance des contractuels est un faux problème dont
le Conseil se sert pour empêcher l’émigration. Je suis sûre que les ouvriers
pourraient être sensibilisés, rassurés dans leurs privilèges, afin qu’ils acceptent de nouveaux colons. Il doit y avoir un moyen de s’entendre!
Elle disait vrai: la décision d’Asterman était surtout politique. Le Conseil était dominé par
un parti lié aux grandes compagnies minières qui n’avaient aucune envie de
trouver des squatters dans leurs domaines. Si le gouvernement changeait, bien sûr… Landell, cet ambitieux! Il savait ce qu’il faisait en ouvrant le
C.R.G. aux Essaimistes!
Sensibiliser les travailleurs… Poul et Tersa, et Beaujeu… Que penseraient-ils de
ce projet?
* * *
— Mécanique imbécile! Ces
paramètres n’ont aucun sens!
Carlie se débrancha avec vivacité du fauteuil de
pilotage, abandonnant son écran virtuel impassible au défilé des données. Elle vit Tersa et Beaujeu échanger un sourire, puis Beaujeu
lui adressa un clin d’œil malicieux.
— Si tu continues comme ça, c’est sur l’orbite de Pluton que tu vas nous envoyer!
Carlie eut un sourire embarrassé:
— Je n’arrive pas à me concentrer.
Beaujeu s’approcha:
— Tu t’en fais trop avec ta… migratrice. Moi, la décision me paraît toute simple.
Tersa intervint avec une certaine brusquerie:
— Il n’y a pas de décision à prendre! Il suffit de la ramener à Relais I avec nous. Eux, là-bas, se débrouilleront avec
le problème. Je ne comprends d’ailleurs pas pourquoi tu
as poussé Poul à réparer cette capsule… Remarque, il est ravi:
je l’ai vu tout à l’heure, il était radieux,
il trouve tes Essaimistes géniaux. Il paraît que toutes les pièces
de cet engin sont démontables et récupérables. Apparemment, ta migratrice
comptait se faire accepter grâce à ces appareils… C’est sûr que certains chercheurs là-bas seraient intéressés par son matériel…
Tersa s’arrêta, un peu essoufflée,
le regard rivé à Carlie, demeurée silencieuse. Et si Millaire avait menti, si
les siens se préparaient réellement à s’installer hors de Madox?
Impossible, Millaire serait seule… Mais cette fois, ce n’est qu’une expérience. Un premier pas.
Tersa hocha la tête, soupira:
— Carlie, qu’est-ce qui ne va pas?
Carlie détourna la tête, étrangement désemparée.
— Je ne sais pas…
* * *
Quelque part, au fond de ce berceau de chairs
artificielles, somnolait un petit être humain en attente de grandir. Quel
allait être son avenir? Carlie était penchée sur l’automatrice, dans la
cabine réservée à Millaire. Celle-ci, à demi étendue sur sa
couchette, observait Carlie, l’œil sévère. Sa voix prenait des
inflexions un peu dures.
— Vous ne voulez pas me
laisser repartir, Commandante. Je l’ai compris dès que j’ai rencontré votre équipage. Vous êtes choqués, tous, vous avez peur aussi,
peut-être. Alors, vous inventez des excuses pour ne pas me rendre ma liberté: ça va trop mal à Madox pour les émigrants, ou alors c’est le voyage qui est trop dangereux… N’importe quoi. À quoi
tout cela nous mènera-t-il, pouvez-vous me le dire?
Carlie ne répondit pas, attentive aux mouvements
rythmes qui animaient l’automatrice. Peur?
Possible, après tout. Peut-être Carlie refusait-elle de laisser une autre
affronter les risques qu’elle-même ne prendrait
jamais… Non, elle jouait à se diminuer elle-même pour éviter
d’avoir à comprendre. Des risques, elle en prenait
tous les jours. Alors quoi? Si ce n’était la peur…
— Commandante, je ne
demande rien d’impossible, rien qu’un peu d’aide que vous accorderiez sans réfléchir à n’importe quel autre vaisseau, fut-il entièrement
automatisé.
— Il s’agit de vie humaine, Millaire. Et puis, votre capsule est en situation illégale,
souvenez-vous-en.
— Mais justement, je suis
un être humain! Je suis libre de choisir!
Carlie leva les yeux au ciel, exaspérée. Quel entêtement absurde. N’y avait-il aucun moyen
de lui faire entendre raison? Mais qui a raison?
***
— Qu’est-ce qui t’arrive, Carlie?
Beaujeu la contemplait, les bras écartés en signe d’impuissance, et Carlie détourna les yeux. Près d’eux, dans le poste de
pilotage, se tenaient aussi Poul et Tersa, la mine renfrognée. Beaujeu s’efforçait de n’avoir pas l’air dépassé:
— Tersa avait raison, tu
le sais bien: il n’y a pas de décision à prendre. Il faut laisser agir
les autorités. Ta… migratrice et ses amis ont agi dans l’illégalité. Nous n’avons pas à nous demander si elle doit
poursuivre son voyage. Ce n’est pas à nous de décider.
Elle savait qu’en un sens il disait
vrai: en principe, la capsule pouvait être saisie par les autorités. Que
ferait-on de ses passagers?
Tersa s’approcha de Carlie,
enveloppante, protectrice:
— Carlie, tu ne peux pas
prendre sur ton dos tous les problèmes du monde. Tu as assez des nôtres, tu ne trouves pas? À quoi ça sert de t’en faire pour une
situation à laquelle tu ne peux rien changer?
— Mais justement: on peut
tout changer.
Beaujeu s’empara de sa main:
— D’accord, supposons qu’on essaie… As-tu pensé aux conséquences que ça aurait? Il s’agit d’une capsule-pirate; si on l’aidait, ça ne nous apporterait que des ennuis, peut-être même la rupture de notre
contrat.
— Quel contrat, dites?
Pourquoi est-ce qu’on était partis? Pour attendre? Pour regarder agir les
autres?
Beaujeu hocha la tête:
— Carlie…
Il soupira, parut se décider tout à coup:
— C’est bon, agis! Mais, par
respect pour nous, tu devrais au moins essayer de ne pas faire de bêtises!
— Comment sais-tu que ce
serait une bêtise? Qu’est-ce que tu sais de Béatrice Millaire,
en tant que personne? Lui as-tu seulement adressé la parole?
Pour la première fois, elle se rendait compte que
jamais aucun d’eux n’avait prononcé le nom de
Millaire. Elle n’était pour eux qu’une chose, une cargaison
particulièrement encombrante qu’il fallait traîner jusqu’à Relais I.
Et pour toi?
Une migratrice, n’était-ce pas une femme, un être
humain? Une personne libre de choisir. Libre de souffrir, si c’était là son
choix.
Elle se redressa.
— Il me semble, remarqua
Tersa avec aigreur, qu’ici les décisions se sont toujours prises à
quatre. Jamais tu n’as essayé
de jouer au commandant.
— Je ne joue pas, Tersa.
Mais si le sort de Béatrice Millaire, en tant qu’être humain, vous indiffère à tous, pourquoi ne pas me laisser agir à ma guise? Pourquoi protester? Je
suis prête à prendre la responsabilité de mes actes.
Vous n’avez qu’à rester tranquillement entre deux
mondes, dans votre inertie.
Beaujeu lui jeta un regard blessé.
— Carlie, tu es injuste.
Nous avons réfléchi à tout ça plus que tu ne le penses. Moi, je me
sens responsable des problèmes que ta migratrice pourrait causer à Madox. Son arrivée ne ferait que
soulever la colère des travailleurs.
— Beaujeu, tu ne t’entends pas… Dans une minute, tu vas me parler des lois
qu’il faut respecter. Est-ce vous, les éternels
marginaux, qui pouvez parler ainsi? Vous qui avez choisi ce travail pour vous évader de la réalité? Oui, vous êtes en train de prendre position, mais de la façon la plus inhumaine!
Millaire n’est pas une chose qu’on peut cacher dans un coin sombre en attendant que quelqu’un d’autre en dispose. Avez-vous songé au sort qui l’attend, elle, si nous la ramenons à Relais I? Avez-vous songé au
sort qui attend son enfant? Sur Terre, que serait Landell, sinon un être sans raison
d’exister?
Un
monstre? Un étranger.
— Elle a choisi d’aller à Madox. Les gens là-bas l’accueilleront bien ou mal, mais elle a choisi ce
risque, elle a choisi de se battre sur ce terrain. Le reste, oui c’est vrai: ça ne nous concerne pas.
Tersa pointa vers elle un doigt accusateur:
— Tu avais déjà décidé! Dès le début! Sinon, pourquoi aurais-tu poussé Poul à réparer la capsule? Tu te souciais bien de notre approbation!
Ils la regardaient avec rancune. Carlie hocha la tête
avec commisération.
—J’aurais voulu ne jamais
avoir à prendre cette decision. C’est vous qui m’y obligez, en prenant le parti du plus fort. Vous êtes emmurés dans votre
immobilisme.
Ils demeurèrent silencieux, lèvres serrées. Ces
mines têtues… Il n’y avait rien à attendre à
leur côté.
* * *
Millaire se redressa avec vivacité sur sa
couchette. Carlie lui fit signe de se taire et la jeune femme obtempéra. Elle
demeurèrent toutes deux immobiles, à l’écoute, en attente.
Puis, d’un pas machinal, Carlie s’approcha de l’automatrice. Elle posa les mains à plat sur le couvercle, s’alimentant à la tiédeur de sa surface. Comme elle aurait
voulu pouvoir questionner l’avenir!
Elle fit volte-face brusquement:
— Nous n’avons pas beaucoup de temps. Votre capsule est prête.
Millaire acquiesça sans un mot. Elle allait saisir l’automatrice mais elle se ravisa soudain, avec un bref froncement de
sourcils:
— Vous me détestez, Carlie.
Carlie eut un rire sans joie.
— Allons donc, quelle
raison aurais-je de vous détester? Je viens en aide à une capsule-pirate, mes
compagnons ne veulent plus m’adresser la parole… Quelle idée!
Millaire détourna la tête.
—Je suis désolée.
Elle saisit l’automatrice entre ses
bras et s’enfonça dans le couloir, silencieuse. Après une
hésitation, Carlie la rattrapa:
— Millaire, attendez… Béatrice… Je vais vous aider… à porter tout ça.
* * *
Carlie contemplait le grand sas, les rails
inutilisés, le chariot vide. Quelques instants auparavant, la capsule avait
glissé vers l’espace libre.
Et maintenant?
Carlie quitta le hangar à pas lents et s’engagea dans le corridor vide. Plus rien ne serait comme avant. La fin du
voyage, du moins, serait assez pénible.
Elle s’immobilisa au détour du
couloir: à l’autre extrémité du passage, les autres
continuèrent à avancer vers elle d’un pas qui semblait hésitant.
En arrivant près d’elle, Tersa demanda:
—Elle est… déjà partie?
Carlie se contenta d’acquiescer d’un hochement de tête. De toute manière, elle aurait été incapable de parler. Elle se sentait si seule, si effrayée, plus encore
que Béatrice n’aurait pu l’imaginer. Au fond, il y
avait un peu de vérité dans les arguments de ses compagnons:
peut-être avait-elle décidé d’avance le départ de la
migratrice. Quant à la détester, sûrement pas. Millaire était la revanche et
l’espoir de toutes ces femmes, cette armée de femmes
qui ne prendrait jamais son envol dans l’espace. Carlie se détestait
plutôt elle-même, pour n’avoir pas agi la première.
Ils restaient là, tête baissée. Carlie aurait
voulu leur crier: Ne me laissez pas, j’ai peur.
Beaujeu s’avança d’un autre pas.
—Carlie…
Tersa l’interrompit d’une voix bourrue:
—On regrette, voilà. On aurait voulu dire à ta… à Millaire qu’on était désolés pour tout.
Carlie les contemplait avec stupéfaction. Désolés? Elle se mit à rire, les larmes aux yeux.
Ils l’entourèrent aussitôt:
— Carlie, qu’est-ce que tu as?
Elle secoua la tête, incapable de répondre. Elle ne savait pas… Oh si, elle savait! Bon voyage, Béatrice Millaire. Merci. Ainsi, on pouvait apprendre. Apprendre à choisir. Apprendre à accepter. Quitter l’abri. Émigrer doucement, hors de l’indifférence.
Première publication: Solaris 63,
1985.