Club de lecture – Caroline-Isabelle Caron et Alif l’invisible, de G. Willow Wilson

En ce mois de janvier, Caroline-Isabelle Caron vous présente un second texte pour le club de lecture de la République : Alif l’invisible, roman de G. Willow Wilson campé dans un imaginaire arabe et musulman. Une autre belle découverte, d’une littérature musulmane dont on entend bien rarement parler.

On vous attend pour en discuter davantage au prochain Congrès!


On connaît mieux G. Willow Wilson pour ses contributions aux comics américains depuis une dizaine d’années, notamment avec Superman (DC, 2010-2011) et Wonder Woman (DC, 2018-…), mais surtout pour sa réinvention géniale de Ms. Marvel mettant en vedette l’amusante et touchante Kamala Khan (Marvel, 2014-2018).

Publié en 2012, Alif the Unseen est le premier roman de Wilson et reçut le World Fantasy Award en 2013. Entre fantastique urbain et science-fiction, il raconte l’histoire d’un hacker de type « grey hat » vivant dans un émirat arabe anonyme. Il entre en possession d’un livre, de toute évidence magique, que la sécurité d’état cherche à acquérir à tout prix. Poursuivis, Alif et son amie d’enfance Dina fuient dans les bas-fonds de la capitale, puis dans le monde occulté des djinns et autres créatures surnaturelles du monde arabe. Ils y rencontrent des djinns, un vampire, quelques effrits et autres esprits. S’en suit une aventure enlevante, jamais ennuyante, où les conventions de la fantasy occidentale (que Alif connaît par cœur) et les traditions littéraires moyen-orientales permettent aux protagonistes d’échapper à la fois aux forces gouvernementales (représentées par un autre hacker, La Main) et aux démons à la solde de l’émirat. Le roman de Wilson est remarquable en ce qu’il dévoile autant la complexité des questions nationales et des classes sociales dans le monde arabe, que les enjeux de la liberté de parole et de la vie privée en ligne, en plus des nuances culturelles et religieuses qui y sont liées. L’amour impossible entre Alif, un moins-que-rien des bas-fonds, avec une princesse de l’émirat n’est qu’un seul des nombreux tournants du roman qui sont aussi révélateurs que fascinants.

Pourtant Wilson ne tombe jamais dans l’orientalisme, ni dans le fétichisme, au contraire d’un autre roman mettant en vedette le surnaturel musulman, Le Golem et le Djinn de Helen Wecker (Bragelonne, 2016, première publication en 2013), qui y glisse à quelques reprises. Ici, Wilson campe le récit dans la réalité politique de la péninsule arabique et présente une vue de l’intérieur de la société et du surnaturel arabe contemporain. Ordinateurs et esprits s’entremêlent dans l’informatique quantique, politique et classes sociales usent de la religion pour consolider le pouvoir gagné avec le soutien de l’Occident, mais on reste toujours très loin de la sensualité violente de l’homme du désert ou de la soumission présumée des femmes musulmanes qui s’accompagnent trop souvent de décors de carton-pâte aux volutes exotiques.

Certains critiques anglophones n’ont pas apprécié le personnage titulaire, qui n’est pas toujours aimable et souvent immature. En effet, l’intrigue commence lorsque Alif écrit un programme lui permettant d’effacer toute trace de son existence sur Internet… parce que la belle princesse lui demande de disparaître de sa vie et qu’il le prend plutôt littéralement. Il est vrai que Alif l’invisible est un premier roman et parfois cela paraît. Wilson manie les conventions du roman graphique et des comics avec brio, et ses contributions au genre sont irréprochables. Le roman littéraire, peu importe le genre, en est suffisamment différent pour que le lecteur puisse s’objecter à certains des raccourcis pris. Ceux-ci sont bien mineurs, pourtant. Par ailleurs, le génie de Wilson pour les comics apporte à Alif l’invisible ses scènes les plus mémorables. Je me permets souligner la section où les protagonistes se réfugient dans une auberge djinn, dotée d’un réseau sans fil et d’une télé au-dessus du bar. Alif en vient à nettoyer l’ordinateur du propriétaire effrit, la machine étant devenue inutilisable en raison d’une invasion de virus. Un lecteur de comics avisé n’aura pas de difficulté à visualiser la scène.

Le contenu politique du roman et sa publication en 2012 dans le contexte du Printemps arabe ont largement contribué à sa renommée, ce que certains critiques lui on reproché. Plus d’un critiques américains n’ont pas voulu reconnaître que Wilson, née dans une famille chrétienne aux États-Unis, puisse écrire un roman arabe ou musulman, malgré sa conversion à l’Islam et son mariage à un Égyptien. Cette critique est injuste, d’autant plus que Wilson est très consciente de sa position de courtier culturel, comme l’indique le personnage de la convertie américaine dans l’intrigue. Jamais nommée, les personnages du roman ne savent jamais trop quoi penser d’elle, une américaine qu’ils sont prêts à détester, mais qui est bien pieuse et gentille malgré tout. Lorsque comparé à d’autres romans de l’imaginaire campés dans le monde arabe ou musulman au début des années 2010, Alif l’invisible tient la route. Ce n’est pas le cas de Le Golem et le Djinn, un roman beaucoup mieux écrit, mais dont le génie de feu se met à séduire la première vierge venue. C’est encore moins le cas du récit compensatoire du colonialisme militaire américain The Mirage, de Matt Ruff (2012, à éviter), où la balance du pouvoir mondial est inversée en faveur du golfe Persique par un djinn gardé prisonnier.

Du reste, il est vrai que la littérature de l’imaginaire arabe ou musulmane est peu publiée en Occident, encore moins en français. Les trois auteurs nommés plus haut sont américains et seule Wilson est musulmane. La fabuleuse collection A Mosque Among The Stars (2008), éditée par Muhammad Aurangzeb Ahmad et Ahmed A. Khan, n’a jamais trouvé de traducteur. C’est le cas aussi de Throne of the Crescent Moon de Saladin Ahmed (2012), dont j’aurais fait la critique ici autrement. Les nouvelles d’Ahmed, regroupées dans Engraved on the Eye (2012), sont aussi à souligner. Tout récemment, le roman à succès Mirage de Somaiya Daud (2018) marque (on l’espère) l’arrivée dans la culture populaire américaine de la littérature musulmane fantastique, avec une histoire de magie d’inspiration marocaine. Touchons du bois pour qu’il soit traduit bientôt. Dans tous les cas, l’absence quasi totale de l’imaginaire arabe ou musulman dans le monde de l’édition occidentale (comme l’absence de l’afrofuturisme dont j’ai déjà parlé) est à dénoncer. Que les quelques publications recommandées plus haut nous proviennent de Musulmans habitant en Occident est plutôt damnant, indiquant une fermeture envers ceux qui sont trop souvent vilipendés ou tournés en fétiches dans nos sociétés.

Lisez-les donc.