Une dernière enjambée, de Pierre-Luc Lafrance

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On a tous des périodes plus ou moins glorieuses dans notre vie.

Moi, ce fut au début de la vingtaine. Je venais de terminer mes études en communication à l’Université Laval. Pis, comme la plupart de mes chums, je me promenais d’une jobine à l’autre. On passait nos journées à jouer au PlayStation, à manger des chips et à boire de la bière.

On était une couple à rester encore dans la maison de papa et maman, alors on se réunissait presque tous les après-midi dans le 1 et demi de Max proche de l’Université Laval. C’était si minuscule que je crois que c’était juste un « et demi ». Quand il y avait plus de quatre personnes, il fallait que quelqu’un s’assoit sur le bord du bain pour suivre la game sur l’écran. Mais au moins, dans ces moments-là, personne ne nous achalait pour qu’on se trouve un emploi, qu’on envoie des CV ou qu’on passe des entrevues.

Y’avait Phil, Simon, J-P et moi. On n’avait pas de blonde, pas de char – en fait, je n’avais même pas de permis de conduire. Est-ce que j’ai dit que ce n’était pas la période la plus glorieuse de ma vie? Mon fait d’armes a été de me rendre aux qualifications pour le championnat canadien de jeux vidéo… Bon, je ne crois pas que j’aide ma cause avec celle-là.

C’est Max qui l’a remarqué en premier.

Tous les jours, beau temps, mauvais temps, par vent, par pluie ou sous la neige, il passait devant l’immeuble. À 11 h 15. Pas 11 h 14, pas 11 h 16, à 11 h 15. Réglé comme une horloge suisse, le gars. Au début, c’est devenu un running gag. On se ramassait sur le balcon, montre en main, pour voir si l’inconnu allait se représenter. Il ne faisait jamais défaut. Il mettait le pied exactement au même endroit à la seconde près. Tous les jours. Et il demeurait imperturbable. On avait beau l’encourager, lui créer après, il ne se tournait jamais dans notre direction. Dans sa bulle, le gars.

La plupart des autres ont fini par se trouver du travail. Sauf Max et moi qui étions entre deux emplois. Pour être franc, quand je repense à cette période de ma vie, j’ai l’impression que j’étais toujours entre deux emplois.

Chaque jour, nous étions fidèles au poste pour attendre sa venue. On regardait nos montres pour voir s’il allait remplir ses promesses. Il ne nous décevait jamais.

On se questionnait à son propos. Qui était-il? Ni jeune ni vieux, il pouvait avoir trente ans comme soixante. Ses traits rougeauds semblaient encore fermes, néanmoins ses yeux – beaucoup trop sérieux – trahissaient le passage des années. Rasé de près, il portait son éternel coupe-vent bleu, peu importe la température. Avec un capuchon qu’il ne rabattait jamais sur sa tête, même lors des averses, et sa casquette des Expos défraîchie.

Allait-il au travail? À un rendez-vous? Voir sa maîtresse ou ses enfants? Nous l’ignorions, toutefois nous brûlions de le savoir.

Puis, fin juillet, je me suis trouvé en emploi dans un quotidien. Journaliste attitré aux faits divers. Pas les gros procès ou les meurtres crapuleux; non, les chats écrasés, les cas d’ivresse au volant et les crimes à la petite semaine. J’avais averti mon entourage que j’allais sans doute remettre ma démission à l’intérieur d’un mois.

Ben, j’ai aimé ça!

Max, lui, est devenu chômeur professionnel. Pas parce qu’il était moins doué que nous autre, si ça se trouve c’est plutôt le contraire. C’est juste qu’il a toujours eu du mal à jouer le jeu pour se mettre en valeur. On avait beau y expliquer que d’aller à une entrevue d’embauche en jeans et avec un t-shirt de Metallica ça n’allait pas, il s’obstinait à continuer. Faut dire qu’il était comme ça mon chum: brillant, mais incapable de s’adapter aux contraintes sociales.

Malgré nos nouvelles jobs, nos nouvelles vies, nos journées passées chez Max nous manquaient. Quand on avait le temps, on appelait notre chum, mais il ne répondait jamais. On a commencé à s’en parler entre nous.

Pis, quelques semaines après notre dernière rencontre, je suis débarqué chez lui un matin, bien décidé à ne pas partir avant d’avoir eu de ses nouvelles. J’ai cogné une couple de fois, sans réponse. J’ai essayé d’ouvrir la porte, barrée. J’ai frappé de plus belle en criant: « Max, niaise pas, c’est moi. » Avec le boucan que je faisais, j’ai fini par alertée une voisine, une vieille femme en bigoudis. Pis là, elle m’a dit que mon ami était parti, qu’un nouveau locataire avait emménagé. J’avais les larmes aux yeux: je pouvais pas la croire, je voulais pas la croire. Max serait jamais parti comme ça. Pas sans me dire au moins un dernier au revoir. Je me suis dit qu’elle avait perdu la boule. Ça arrive à cet âge-là.

Je suis retourné dans le hall, pis j’ai regardé la liste des locataires… Pis j’ai vu qu’elle avait raison. Y’avait pu de trace de Maxime Dubois à côté de l’appartement 103. C’était maintenant quelqu’un d’autre.

Les jambes ont passé proche de me lâcher. Je me questionnais. Qu’est-ce qui s’était passé? Est-ce que Max avait parlé de quoi que ce soit?

Quand je suis sortie de l’immeuble, il était un peu plus que 11 h. J’ai vu le marcheur qui arrivait au loin. Au début, je croyais que c’était le même que d’habitude. Puis j’ai remarqué l’absence de la casquette bleu-blanc-rouge. Je l’ai observé avec plus d’attention.

C’était Max.

Je me suis mis à courir vers lui: « Hey Max! Ça va? Qu’est-ce qui se passe? »

Il est passé devant moi, sans me regarder.

J’ai figé. Je ne comprenais pas. Avec quelqu’un d’autre, je serais juste reparti, frustré. Mais pas avec Max.

J’ai couru pour le rattraper, pis j’ai poursuivi au même rythme que lui et je me suis mis à le bombarder de question. Il n’a jamais tourné la tête dans ma direction, n’a jamais ralenti, toutefois, je crois bien qu’il m’a reconnu. En tout cas, il a commencé à me raconter son histoire.

Seul chez lui, avec de moins en moins de perspective de se trouver un emploi, il s’était mis à obséder de plus en plus sur le mystérieux marcheur. C’est ainsi qu’un jour, il a décidé de le suivre. En fait, ça n’a pas vraiment été une décision. Je veux dire: il ne s’est pas penché sur la question, n’a pas pesé le pour et le contre. Il s’est juste retrouvé en short et en sandales, par un matin du mois d’août, à attendre sur le trottoir.

À 11 h 15, le marathonien passait devant chez lui. Naturellement, Max lui a emboîté le pas. Il aurait sans doute pu lui parler. Aurait sans doute dû le faire, mais ce qu’il m’a expliqué plus tard, c’est qu’il ressentait un malaise à l’idée d’interrompre la course de l’inconnu. Comme si c’était pas de ses affaires.

Par contre, que ce soit de ses affaires ou non, il éprouvait un besoin impérieux de résoudre ce mystère. Il l’a filé pendant plus d’une heure. Ils sont remontés vers le boulevard Laurier, sont passés devant les centres d’achats, puis ils ont fait le tour des quartiers résidentiels dans le coin du chemin Saint-Louis. Quand le marcheur a commencé à descendre la côte à Gignac, Max a abandonné.

Malgré sa jeunesse, il a constaté que le gars avait plus de pratique que lui. De plus, il n’était pas préparé à une pareille randonnée: sans eau et chaussé de sandales inconfortables pour une longue marche. Par contre, il était bien décidé à revenir mieux organisé. Car sa courte traque n’avait qu’attiser sa curiosité.

Le lendemain, à midi, il faisait le pied de grue en haut de la côte, impatient de découvrir la suite de l’itinéraire. Vingt-quatre minutes plus tard, l’inconnu venait dans sa direction d’un pas égal.

Est-ce que le marcheur a remarqué Max? Sans doute. Par contre, rien dans son allure ne trahissait ses pensées ou ses émotions. La casquette des Expos enfoncée sur le crâne, il demeurait imperturbable, avançant toujours à la même cadence.

Max lui a donné quelques pas d’avance avant de se mettre en chasse. Il était mieux équipé que la veille avec son sac à dos qui contenait un repas léger – des bonnes vieilles beurrées de beurre de pinottes – deux bouteilles d’eau et une paire de chaussures de course. Il se sentait prêt à le suivre jusqu’au bout du monde.

S’il avait su…

Ils sont descendus sur le bord du Fleuve et ont marché le long du boulevard Champlain. Puis, ils sont remontés par la côte Gilmour, ont quadrillé les plaines d’Abraham, puis ont cheminé dans les petites rues du Vieux-Québec.

Ça a duré des heures.

Au début, Max les comptait. Une heure, deux heures, trois heures. Bien vite, il s’est concentré sur le dos du marcheur, histoire de ne pas se laisser distancer. Il souffrait de crampes et d’ampoules, n’avançait plus que par la force de sa volonté. Il s’accrochait au pas de l’inconnu par orgueil, mais surtout pour enfin avoir une réponse.

L’esprit engourdi, comme en plein sommeil, il maintenait la cadence. Quand l’autre levait la jambe, il levait la sienne. Il adoptait son rythme comme s’il était sien. Sans jamais prendre de repos. Même la longueur de leurs enjambées demeurait identique.

Sans que Max en prenne conscience, la nuit a posé ses ailes sur eux. Ils étaient en basse ville. La distance n’était jamais assez grande pour qu’il perde sa proie dans le noir, alors il a continué. Puis le soleil a fait son apparition, chassant peu à peu la rosée matinale. Max ne sentait plus les crampes ni les ampoules. Tant qu’il bougeait, il gardait la souffrance à distance.

Et ils marchaient.

Quand ils sont passés en face de l’appartement de Max, il n’a pas eu à regarder sa montre. 11 h 15. Lorsque je lui ai parlé, il m’a dit que ça ne l’a pas surpris. À ce moment, son esprit était trop engourdi pour éprouver la moindre émotion.

Ensuite, la chose la plus improbable s’est produite: il gagnait du terrain sur l’autre. Max maintenait son rythme de marche – en fait, il n’aurait pu faire autrement tant le mouvement de balancier était inscrit dans la fibre même de ses muscles.

L’écart se rétrécissait. D’abord de façon d’abord imperceptible, genre un centimètre par dix minutes. Tellement subtil que Max crut qu’il se faisait des idées. Puis, bientôt, le doute ne fut plus permis. Les enjambées de l’autre étaient moins grandes, sa posture moins droite.

Max était sur ses talons. À ce moment, il a été surpris de constater que les cheveux qui pendaient hors de la casquette défraîchie des Expos n’étaient plus châtains, mais gris et filasse. Ses mains, déformées par l’arthrite, se refermaient compulsivement. Et il s’est arrêté pour laisser passer Max.

Il l’a vu. Lui a souri.

Une dernière enjambée et Max le dépassait. Un tout petit pas.

Quand il s’est retourné, l’homme à la calotte de baseball avait disparu.

À ce moment-là, Max a paniqué. Qu’est-ce qui se passait? Il a essayé de s’arrêter. Impossible. Je sais que c’est difficile à comprendre, mais pour vous donner un exemple parlant: arrêtez de respirer.

Ça va pour un temps, mais rapidement, on doit reprendre notre souffle. Lui, c’était encore pire, il ne pouvait même pas le faire ne serait-ce qu’une seconde. Il avait beau combattre son besoin d’avancer avec toute sa volonté, il lui était impossible de ralentir.

Les premières heures ont été angoissantes. Les larmes coulaient sur ses joues à chaque pas. Son esprit se révoltait, pourtant son corps refusait de lui obéir.

Puis, il a lâché prise. Il était comme la trotteuse sur une montre… Il était devenu un trotteur.

 

Quand il m’a dit ça, j’ai arrêté de marcher. Max! Max! J’avais beau crier, ça n’avait pas d’effet sur lui. Il a tourné un coin de rue et il a disparu. Et moi, je suis resté planté là à regarder le vide.

Je ne suis jamais retourné dans son quartier. Je ne me sens toujours pas prêt à le revoir. Des fois, je me dis que si je n’avais pas commencé à travailler au journal cet été-là, c’est peut-être moi qui jouerais les trotteurs en ce moment… Y’a aussi une autre possibilité, beaucoup plus douloureuse: peut-être qui si on avait suivi le marcheur ensemble, on aurait pu percer le mystère sans se faire emprisonner dans ses filets.

Dans les années suivantes, j’ai voyagé pas mal. Et je me suis rendu compte que partout, dans tous les pays, dans toutes les villes, même dans les villages les plus reculés, il y a toujours un marcheur. J’en ai fait une obsession: quand j’arrive à une nouvelle place, je m’installe dans un bon spot et j’attends. Si je suis assez patient, je fini toujours par le découvrir. Ils sont pas tous aussi ponctuels que ceux du Québec. En Afrique, dans certains villages, on les voit pas tous les jours. Que voulez-vous, ici, on a l’heure, là-bas, ils ont le temps. Au Yukon, quand j’habitais à Whitehorse, j’ai parcouru la ville à la recherche du marcheur. Ça a pris du temps, mais je l’ai trouvé. Il avance moins vite, il est souvent en retard, mais il est quand même là, déambulant de son pas nonchalant. Pas étonnant, là-bas la notion du temps est relative: on appelle ça le Yukon Time.

À l’occasion, je l’attendais sur la Main pour lui offrir de l’eau et un peu de nourriture. On ne sait jamais… Ça ne peut pas nuire d’avoir le temps de son côté.