Club de lecture – Jean-Louis Trudel et les arts interstitiels

Au tour de Jean-Louis Trudel, auteur de multiples ouvrages (notamment un guide récent portant sur la science-fiction québécoise) de nous présenter non pas un, mais deux ouvrages se rattachant à une mystérieuse tendance : l’interstitiel.

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Classique ou moderne? L’ouvrage publié hier par un auteur d’expérience reflètera peut-être des goûts formés il y a trente ans tandis que des ouvrages novateurs il y a vingt ans pourraient le demeurer si on les compare aux productions dominantes de la science-fiction actuelle — à la télévision, au cinéma ou en BD. Pour les francophones, la disponibilité en poche d’auteurs comme Asimov et Clarke prolonge une conception de la science-fiction (sf) qui remonte au milieu du siècle dernier tandis que l’inaccessibilité du gros de la production des nouvellistes récents garantit l’ignorance des évolutions de la science-fiction. Certains courants ont connu une pérennité surprenante (lorsque Laurent McAllister a signé en 1994 un texte de méta-steampunk québécois, il se croyait plus près de signer un épilogue que d’ouvrir une voie), mais d’autres ont été obligés de céder l’avant de la scène, soit à l’increvable space-opéra soit à la sf militaire. Si certains auteurs récents ont misé en sf sur la nostalgie ou la familiarité, d’autres ont tenté des hybridations plus hardies.

Dans un manifeste féministe de 1984, Donna Harraway annonçait le règne du cyborg qui abolissait les frontières entre des catégories aussi fermement établies que celles de l’humain et de la machine. Bien que la sf puisse déjà apparaître en soi comme une littérature cyborg, plusieurs mouvements littéraires en ont fait depuis un élément de départ pour concevoir des hybrides textuels. Tandis que les « arts interstitiels » se nichent dans les fissures et les solutions de continuité, là où la sf se termine et la fantasy commence, par exemple, le slipstream joue sur l’effet de surprise né de la transgression des frontières entre sf et fantastique, littérature générale et genres de l’imaginaire… De même, le New Weird a voulu annexer à la fantasy traditionnelle des éléments de la sf ou de la fiction mimétique

Plusieurs ouvrages parus en France depuis un quart de siècle se sont inscrits, plus ou moins à leur insu, dans ce brouillage des genres et cet élargissement des possibles, dont La Horde du contrevent d’Alain Damasio ou Le Déchronologue de Stéphane Beauverger. Toutefois, ce sont deux autres titres qui méritent l’attention, à mon avis, si on veut saisir le potentiel de ces démarches.

Il y a des livres qu’il faut lire même s’ils ne seront sans doute jamais transposés à l’écran, et pour cette raison même. Ils piétinent des tabous, ils trichent avec les durées et leur cœur battant fait vivre leur chair en l’irriguant de paroles robustes ou poignantes. Ce sont là les magies de la prose.

En 1990, Francis Berthelot signait Rivage des intouchables, métaphore fictive des années SIDA, des amours autrefois proscrites et des vocations d’artiste sur une planète lointaine qui tient autant de la science-fiction que d’une forme de fantasy. En 2005, Catherine Dufour signait Le Goût de l’immortalité, dont la jonction de l’anticipation, de la sf et du fantastique permet à l’autrice d’articuler une condamnation sans appel du capitalisme et de la modernité industrielle. Ces deux ouvrages interstitiels sont parmi les meilleurs exemples de tels croisements que je connaisse.

Le roman de Dufour est narré par une zombie du XXIIIe s. Il commence par une introduction magistrale qui présente en l’espace de quelques pages deux époques futures distinctes, la plus proche détaillée à foison pour que le lecteur se fasse une idée en creux de la plus éloignée. Dufour adopte d’emblée le point de vue d’une civilisation asiatique si bien convertie aux valeurs écologiques que le texte omet toutes les majuscules usuelles à l’exception du premier mot des phrases et de tous les mots désignant des êtres vivants — sauf les humains. Le portrait du futur est à la fine pointe des progrès techniques envisagés en 2005 et reste toujours convaincant, même si Dufour n’avait pas tout à fait prévu l’essor des médias sociaux.

L’élément fantastique — un élixir d’immortalité distillé à partir d’âmes humaines — permet à la narratrice de se pencher sur une enfance glauque mais pas entièrement malheureuse jusqu’à sa mort par la faute de l’eau polluée de sa barboteuse. La sorcière qui la ressuscite attire aussi dans ses rets un scientifique français qui a mis au jour des vérités qui dérangent jusqu’à ses propres employeurs. Mort de n’avoir pas assez rêvé, il sera lui aussi ressuscité assez longtemps pour découvrir que son ancien partenaire a survécu. Celui-ci avait endossé une autre identité avant de tomber amoureux de Cheng, musicienne rescapée d’une épidémie meurtrière qui a permis à un maître des bas-fonds et des souterrains de s’imposer…

Ces histoires qui s’entrecroisent sont racontées avec une intensité prenante et une hargne qui n’épargne personne. L’immortalité n’est peut-être pas si désirable quand les destins les plus heureux sont mortels. Si l’ensemble est quelque peu inférieur à la somme de ses parties, celles-ci démontraient, avec quelques années d’avance sur le biopunk de Paolo Bacigalupi dans The Windup Girl (2009), qu’il est possible de créer des œuvres suffocantes d’amertume et d’étrangeté en misant sur l’immersion dans un monde où l’humanité instrumentalise tout ce qui vit, tout ce qui fonctionne et même tout ce qui meurt. Et de le faire en français.

Il ne s’agit pas d’un ouvrage sans défaut. Comme dans les contes de Noëlle Roger ou Jacques Spitz, de Léon Daudet ou Ernest Pérochon à une autre époque, ou comme dans L’Anamnèse de Lady Star des Kloetzer, la mauvaise conscience européenne suinte sous la forme de la peur d’une catastrophe sans rémission, naturelle ou non. Le monde occidental fantasme sur sa propre fin depuis l’après-Première Guerre mondiale, mais souvent en se cachant à lui-même qu’il pousse les autres devant lui pour rester bon dernier dans la file qui marche vers l’abîme. Si Dufour s’en rend mieux compte que quiconque, on ne fait pas toujours de bons livres avec la culpabilité des coupables.

En revanche, si la culpabilité des victimes (ou le syndrome du survivant) inspire quelque peu Rivage des intouchables, l’immersion dans le monde que Berthelot imagine — lui aussi surdéterminé par des manipulateurs, humains ou non — produit un effet radicalement différent. Le monde d’Erda-Rann accueille deux humanités différenciées, les Gurdes logiques et systématiques, qui occupent la terre ferme, et les Yrvènes fantasques et menteurs, qui ont colonisé les remous d’une mer vivante, la Loumka.

Le roman s’intéresse d’abord à Arthur, petit Gurde qu’une maladie de peau a traumatisé au point de retarder son développement verbal. Il est libéré du mutisme par un jeune Yrvène, Cassiãn, rencontré au bord de la mer, mais leur relation qui ne demande qu’à s’approfondir est empêchée par la loi qui, après une guerre sanglante, interdit aux Gurdes et Yrvènes de se toucher. En grandissant, Arthur échappe de peu au formatage de l’éducation gurde et il finit par retrouver son ami d’enfance dans la ville d’Arangwad. Ensemble, ils militent pour l’émancipation des transvers, terme méprisant appliqué aux Gurdes et Yrvènes qui bravent la « loi d’instinct » pour se toucher et s’aimer. Si l’abrogation de cette loi est fêtée avec abandon, une maladie nouvelle ne tarde pas à assombrir la liesse. En s’intéressant au petit cercle constitué par Arthur et Cassiãn, Berthelot évoque toutes les communautés qui se créent d’aventure parce que des individus ont été réunis par un goût ou une passion.

L’épidémie n’est pas ici un simple ressort de l’intrigue, comme dans le récit de Dufour. Elle est une véritable malédiction, mijotée dans les profondeurs de la Loumka, qui afflige les transvers les plus mal à l’aise avec leurs penchants et qui permet à la haine populaire de se déchaîner à la fois contre les victimes et ceux qui les pleurent. Des pertes déchirantes et des choix cruels se succèdent. Si l’espoir finit par renaître, c’est bien parce que des intouchables se sont aimés au point de faire un enfant qui triomphe de l’éternelle stérilité des rapports entre Gurdes et Yrvènes.

La simplicité apparente de l’intrigue fait ressortir l’inventivité de l’auteur, qui décrit avec tendresse les arts, les mœurs, les plaisirs et la diversité haute en couleurs du monde d’Erda-Rann. Ce qui relève le plus de la sf chez Berthelot, c’est la création d’un monde cohérent où le présent et le passé, la nature et la culture, façonnent la société à tous les niveaux. Pour sa part, Dufour consacre presque autant d’efforts à l’enchevêtrement de ses sous-intrigues et à la mise au point de scènes d’action inédites — de l’assassinat au moyen de hordes de moustiques transgéniques à l’ensevelissement d’ennemis sous des flots de limaille de fer — qu’à la description de ses futurs. Cette importance donnée à l’action illumine la différence des générations et des influences.

Berthelot personnalise la tragédie collective du mal que ses personnages baptisent l’épidermite, qui fait de Rivage des intouchables un hommage d’écorché vif aux ravages du SIDA. Dufour réussit moins bien à nous attendrir, car ses personnages sont trop individuels, voire trop héroïques dans la veine du roman noir cyberpunk ou du film d’action hollywoodien, pour incarner la souffrance des misérables de son monde. En outre, la colère sous-jacente du Goût de l’immortalité est moins convaincante ou attirante que la compassion qui perce dans Rivage des intouchables. Elle confine souvent au mépris, voire à la misanthropie, et l’intransigeante lucidité de la narratrice de Dufour finit par ressembler à un nihilisme purement égoïste.

Enfant de l’après-guerre, Berthelot conserve un souvenir de la puissance des codes sociaux qui n’est qu’objet de ridicule pour Dufour, fille d’une ère plus individualiste, mais l’un comme l’autre exprime une révolte nécessaire. Berthelot prend ce que la sf française des années quatre-vingt avait fait de mieux pour décrire à la fois la beauté d’un monde imaginaire et la détresse des maudits. Son roman incorpore à sa trame une poésie et un espoir qui lui permettent de soutenir la comparaison avec d’autres tentatives dans le domaine de la sf, comme « Journals of the Plague Years » de Norman Spinrad (1988). Tant Berthelot que Dufour illustrent l’étrange vigueur des hybrides que même les puristes sauront apprécier.

Francis Berthelot. Rivage des intouchables. Denoël, 1990 ; Folio-SF, 2001
Catherine Dufour. Le Goût de l’immortalité. Mnémos, 2005; Le Livre de Poche, 2007

4 commentaires sur “Club de lecture – Jean-Louis Trudel et les arts interstitiels

  1. Gen

    Je tiens à dire que Jean-Louis m’a appris un nouveau mot avec cet article! Dire que j’appelais les mélanges de genre des « hybrides ». Interstitiels, ça sonne bien mieux! 🙂

  2. Mathieu Lauzon Dicso

    Très heureux de retrouver Le Goût de l’immortalité dans votre programme ; c’est un excellent roman, et des étudiants qui l’ont lus pour mon cours m’ont dit l’avoir bien aimés aussi (au-delà des évaluations, mais bon… 😉 )

    Je pense bien lire celui de Berhelot, maintenant (ou dans quelques mois, à temps pour le congrès… ^^ » )

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