Le passeur, d’Isabelle Lauzon

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Le capitaine doit être le dernier à quitter le navire. Ce règlement stupide me roulait dans la tête depuis le début du naufrage de l’Albaïde et, à dire vrai, j’avais tenu mon poste plus longtemps que bien des capitaines de ma connaissance ne l’auraient jugé nécessaire. En digne officier de la marine marchande, mon second semblait résolu à s’époumoner en directives inutiles jusqu’à son dernier souffle. Pour ma part, j’ai préféré suivre les conseils dictés par mon instinct de survie. Je n’allais tout de même pas me laisser couler pour le simple plaisir de respecter une tradition ridicule.

Avant de plonger, j’avais entrevu, par-delà les vagues déchaînées, un tronc d’arbre à demi immergé. Les membres engourdis par l’épuisement, j’ai nagé dans sa direction et j’ai fini par l’atteindre. Les cris de désespoir de mes marins me parvenaient aux oreilles, mais je n’avais pas envie de partager mon refuge précaire.

J’ai fermé les yeux et me suis agrippé au tronc, sans toutefois y monter. Je craignais que l’un de mes hommes me voie. Me rejoigne. Signale aux autres ma position, leur enjoigne de profiter de ma planche de salut. Seul, j’arriverais peut-être à survivre. À plusieurs, nous ferions couler le tronc. La décision n’était pas bien difficile à prendre. J’ai recommencé à nager, cette fois-ci en poussant mon tronc devant moi pour m’éloigner. De temps à autre, je laissais les vagues passer par-dessus ma tête afin que les autres me croient aussi mal en point qu’eux.

Le matin venu, lorsque les gémissements des ultimes survivants se sont enfin tus, je me suis affaissé sur le tronc et j’ai pleuré. Puis un éclair m’a aveuglé et une voix s’est élevée, provenant de partout à la fois. La voix répétait mon nom à l’infini, dans un écho qui résonnait en moi comme s’il émanait de l’intérieur même de ma tête. À perte de vue, seules les vagues auraient pu m’adresser la parole. J’ai alors cru que la folie s’était emparée de mon esprit. Qui me hélait ainsi? J’ai crié ma question et la voix s’est tue un moment, avant de retentir plus forte, trop forte pour n’être qu’un mirage produit par le souffle du vent. Elle résonnait dans toutes les tonalités, de la plus grave à la plus aiguë, avec pour réponse un mot, un seul: « Yamel. »

J’avais beau me retourner de tous les côtés, je ne voyais personne. Yamel. Ce nom, je le connaissais. Il me ramenait aux croyances de mon enfance. Combien de fois mes parents m’avaient-ils forcé à m’agenouiller pour honorer le dieu de notre peuple?

Malgré toutes mes prières, je n’avais jamais obtenu aucune faveur de Yamel. Il y avait bien longtemps que j’avais cessé de croire en lui, mais au vu des derniers événements, j’étais tout disposé à revoir mon opinion à son sujet. S’il commençait par me rendre mon navire, par exemple, je promettais de retrouver la foi sur-le-champ ! En échange de mon Albaïde, j’étais prêt à l’honorer et à le servir.

J’ai ouvert la bouche dans une amorce de supplique, mais il semblerait que Yamel n’ait eu nul besoin de mes paroles pour entendre mes pensées. Sa voix s’est insinuée dans mon oreille et il m’a susurré dans un chuchotement complice:

« Accordé. »

*

L’ancre de l’Albaïde descendait sans hâte dans les eaux du port de Scaras. Les yeux plissés sous le soleil de midi, j’observais au loin l’activité qui régnait sur les quais. Je n’avais pas foulé les pavés de cette ville depuis près de vingt ans et, pourtant, rien ne semblait y avoir changé. Les marchands s’affairaient autour de leurs caisses, tandis que la racaille errait pour évaluer la valeur des cargaisons. Les hommes étaient les mêmes partout. Je n’avais rien perdu en évitant aussi longtemps cette destination, mais je devais à présent me résoudre à affronter les fantômes de mon passé.

À regret, j’ai abandonné la barre, pressé d’en finir avec ce voyage à terre. Je m’efforçais de contenter Yamel et, jusqu’ici, je n’avais pas eu à m’en plaindre, mais j’aurais bien aimé qu’il tienne compte de mon aversion pour Scaras. Trop de mauvais souvenirs s’y rattachaient. Ah ! Que n’aurais-je pas accompli pour satisfaire mon dieu?

Seul à bord d’un canot, j’ai ramé en maugréant contre le vent et les vagues. Ces satanés allers pour rejoindre la côte, suivis par ces retours en direction de l’Albaïde, commençaient à m’ennuyer. Jusqu’ici, je m’étais farci quarante-neuf voyages de cette nature, tous dans des ports différents. Heureusement, si je me basais sur les rares explications de Yamel, cette excursion devait être la dernière. Après, j’obtiendrais ma récompense: une éternité en mer avec mon Albaïde. Telle était notre entente.

Des effluves familiers, mélange d’épices, de poisson et d’air salin, ont réveillé en moi une certaine nostalgie, vite réprimée. Jadis, sans un regard en arrière, j’avais quitté une existence qui m’était devenue odieuse. Je n’allais pas me laisser détourner de mon but par de misérables souvenirs enjolivés par le passage du temps. Après tout, je n’étais là que pour une mission de quelques heures.

La brise du large m’a poussé vers la grève, à proximité de l’effervescence des quais. J’ai traîné mon esquif sur le haut de la plage, là où commençaient les herbes longues. Peu craintif de le voir s’envoler, je l’ai abandonné sur place, invisible aux yeux de tous même en plein jour. Yamel, dans son infinie bonté, en avait décidé ainsi.

Pressé d’en finir avec la corvée qui m’attendait, j’ai marché d’un pas rapide en direction de la ville. Au fil de mes visites sur la terre ferme, j’avais pris l’habitude d’éviter mes semblables. Pas plus que ma barque, ils ne pouvaient me voir sans mon consentement, mais leur contact m’était devenu intolérable.

La place du marché m’a donné du fil à retordre. J’ai avancé avec peine à travers la foule de badauds massés autour des étals. Depuis le naufrage de l’Albaïde et sa remise à flot, on ne s’écartait plus sur mon passage. Avant, mes bras musclés et ma joue balafrée imposaient le respect. À présent, je n’étais rien. À peine une brise fugitive, vite oubliée.

Une main m’a frôlé et j’ai frissonné, envahi par une vague de dégoût. Les passants ne pouvaient me percevoir, mais pour ma part, je ne ressentais que trop leur présence. J’ai serré les dents et me suis efforcé de rejoindre une rue moins achalandée.

Plus loin, les façades en pierres des champs ont ramené à mon esprit le souvenir des ruelles de mon enfance, celles-là mêmes où je m’amusais avec mon frère et ma sœur lorsque nous étions jeunes. C’était à Tarbod, ville située un peu à l’est de Scaras. Nous y menions une existence plutôt agréable, du moins jusqu’à ce que notre père ne décide, un soir bien arrosé, de régler une bonne fois pour toutes le cas de notre mère.

La voix de Yamel m’a tiré de mes songes éveillés:

« À droite, Passeur. »

Je lui étais reconnaissant de m’avoir arraché à ces souvenirs douloureux. Je ne souhaitais pas me rappeler les événements qui m’avaient poussé à fuir ma ville natale. Ni même ceux qui m’avaient jadis conduit à quitter Scaras.

Rue des Églantines, j’ai découvert une boulangerie qui n’existait pas dans ma mémoire. Par-delà la porte grande ouverte pour savourer ce bel après-midi ensoleillé m’est apparue une jolie boulangère, coiffée d’un foulard de soie brun saupoudré ici et là de farine. Une aura blanche et lumineuse s’élevait autour de sa tête. Elle était bien celle que j’étais venu chercher.

Jusqu’ici, j’avais conduit bon nombre de ces demoiselles à l’Albaïde. Brebis sages et dociles, elles étaient montées à bord sans demander d’explications, guidées par la volonté de Yamel.

Devant la boulangère, j’ai hésité. Ses yeux d’un bleu délavé se sont posés sur moi, confiants comme ceux des autres avant elle, mais j’ai soudain été saisi d’une envie, d’un désir que j’avais sans succès tenté de réprimer depuis mon arrivée à Scaras. Avant de remonter dans l’Albaïde, je souhaitais effectuer un dernier pèlerinage. Yamel saurait bien souffrir un léger retard. Il m’avait bien laissé visiter quelques villes, durant mon périple. Je reviendrais chercher la boulangère plus tard, voilà tout.

Je suis ressorti pour retrouver la chaleur du soleil. Rue des Églantines, puis du Pont, je me suis promené comme si j’avais l’éternité devant moi, repoussant à dessein le moment où je devrais affronter mes souvenirs.

Même après vingt ans, mes pas se souvenaient encore de la ruelle menant à la troisième bicoque en partant de la gauche. Aucun myosotis ne fleurissait à la jardinière du haut. Alba, celle que j’y ai jadis aimée, n’habitait sans doute plus cette demeure. Elle devait avoir quitté la ville pour des cieux meilleurs. Avec un mari, peut-être.

Sous le porche, une jeune fille se tenait le dos voûté, portant sa misère comme un fardeau. Ses vêtements avaient connu trop de lavages et de rapiéçages. Elle m’a aussitôt rappelé Alba. Même chevelure noire en cascade, mêmes traits fins.

La jeune fille s’est mise à avancer, d’une démarche plus hésitante que celle de mon Alba mais avec la même grâce dans le mouvement. Ses pieds touchaient à peine le sol. Le souvenir des jours de bonheur avec Alba m’a tiré un sourire désabusé. Dire que je m’en étais cru guéri.

Je ne doutais plus de l’identité de cette demoiselle. Magelle. Jolie Magelle. J’ai marché à ses côtés, fantôme s’attachant à ses pas. Profitant d’une halte, tandis qu’elle discutait à voix basse avec un marchand, j’ai avancé une main craintive pour frôler son épaule. Cette fois, je n’ai ressenti aucun dégoût. Sa peau était si douce.

Puis le charme s’est rompu. J’ai vu ce que tenait Magelle entre ses doigts tremblants. Un sac de cuir rempli de poudre grise, dans lequel elle puisait déjà, sans même attendre de s’être éloignée. Elle a inspiré un bon coup, puis a rangé le précieux sac dans son corsage et a repris sa marche d’un pas plus assuré. Son regard s’est attardé sur certains passants, les hommes uniquement. Comme si elle cherchait une proie.J’ai porté la main à mon cœur. L’évidence venait de s’imposer à moi, trop douloureuse pour que je puisse l’apaiser d’une rasade de rhum. Comme sa mère jadis, Magelle vendait ses charmes.

Comment Alba avait-elle pu laisser se produire pareille infamie? Elle m’avait promis de changer de vie pour le salut de sa fille. De notre fille. Traîtresse! Mère indigne!

Une révélation a peu à peu pénétré mon esprit tourmenté. Yamel m’avait sûrement conduit à dessein dans cette ville. Afin que je sois en mesure de racheter mon indifférence passée. C’était l’explication la plus plausible. Maintenant, pour satisfaire mon dieu, je me devais de ramener Magelle avec moi à bord de l’Albaïde. J’en étais presque convaincu. De toute manière, si je me trompais, Yamel n’avait qu’à me le faire savoir. Ne lisait-il pas dans mes pensées?

J’ai attendu quelques secondes puis, devant le silence de mon dieu, j’ai ébauché un sourire.

J’ai étiré mon bras pour toucher à nouveau Magelle. Elle s’est arrêtée, une lueur de surprise dans ses prunelles. Grâce au don accordé par Yamel, je venais de me rendre visible à ses yeux.

L’étonnement de Magelle n’a pas duré et elle a entrepris de me dévisager d’un air intéressé. Quelques veines avaient éclaté dans ses globes oculaires, les teintant de rouge à la commissure des paupières. Je connaissais ce regard. J’en ai vu de semblables chez les adeptes de la poudre grise, une drogue stupéfiante à base de poussière d’os et de champignons toxiques. Sans y avoir succombé, j’étais au courant de ses effets et, surtout, de la dépendance qu’elle causait.

Je lui ai servi un sourire hésitant. Se méprenant sur mes intentions, elle m’a indiqué son tarif d’une voix aguichante. J’avais déjà payé plus cher pour des putains en fin de carrière. Non contente de monnayer son corps, elle le louait au rabais ! En contenant ma colère, j’ai acquiescé et lui ai montré le port, en lui expliquant que je voyageais à bord d’un navire, ancré au large. Elle a hésité une fraction de seconde, puis elle a accepté et m’a emboîté le pas.

En route, les jambes de Magelle ont commencé à flancher et je lui ai tendu le bras pour la soutenir. Elle s’est pressée contre moi, chaude et invitante. J’étais un peu mal à l’aise face à cette proximité forcée, mais une autre préoccupation venait de s’imposer à moi. Comment allais-je pouvoir accomplir ma mission, à présent? Je ne me voyais pas très bien la laisser sur les quais pendant que j’irais chercher la boulangère. Heureusement, Magelle a accepté de me suivre jusqu’à la rue des Églantines sans faire de commentaires. La boulangère m’y attendait toujours, prête à remettre son sort entre mes mains.

Une fois de plus, le maniement des rames m’a incombé pour le retour. La boulangère est demeurée bien sage. Quant à Magelle, elle dodelinait de la tête, conséquence certaine de la poudre grise.

Personne n’est venu à mon aide pour monter mes passagères à bord. Pourtant, vingt-cinq hommes et vingt-quatre femmes s’entassaient sur le pont de l’Albaïde. Comme d’habitude, les regards des passagers étaient rivés sur l’horizon rougeoyant. Je suis monté le premier puis, peinant comme un forçat, j’ai hissé Magelle sur le pont.

Je me suis penché de nouveau en direction du canot, prêt à aller chercher la boulangère. Sauf que le canot n’était plus amarré à l’Albaïde. Il dérivait en direction du port, déjà inaccessible. J’étais pourtant certain de l’avoir attaché ! Sa perte m’embêtait autant que celle de l’élue de Yamel. Comment mon dieu allait-il réagir face à ce contretemps?

J’ai sursauté lorsque l’ancre s’est mise à remonter d’elle-même sans que j’en aie donné l’ordre. Je n’étais pas très à l’aise avec cet équipage invisible, mais je devais reconnaître qu’il était très efficace. Les cordages se nouaient d’eux-mêmes et les voiles se tendaient au moment opportun. Les fantômes de mes anciens marins, ravivés par la volonté de Yamel, étaient-ils à l’origine de ces manœuvres?

Les voiles se sont gonflées en direction du large et j’ai alors compris qu’il était temps pour nous de partir. Sans la boulangère. Que devais-je comprendre? Pourquoi Yamel avait-il changé ses plans? J’ai secoué la tête pour chasser mes interrogations. Après tout, je n’avais pas à juger des motivations de mon dieu, lui seul détenait ce privilège.

Avant toute chose, j’ai glissé ma main dans le corsage de Magelle. Ma main s’est attardée sur la soie de sa peau un peu plus longtemps que nécessaire, puis j’ai repris contenance et j’ai attrapé le sac contenant sa poudre grise.

Sans l’ombre d’un remords, j’ai balancé le sac à la mer. Puis, laissant Magelle sur le pont, j’ai regagné ma place à la barre au gaillard d’arrière, d’où j’avais une vue imprenable sur tout le navire. Lorsque Magelle sortirait de ses songes, elle poserait sûrement un tas de questions. Mieux valait nous éloigner de Scaras au plus vite.

Un goût d’amertume m’emplissait la bouche et j’ai avalé une solide rasade de rhum pour le faire passer. Je n’avais pas à me plaindre. Grâce à Yamel, l’Albaïde avait été remise à flot, aussi belle qu’au premier jour. Par contre, j’aurais bien aimé être encore maître de ma destinée et de mon navire. Je me consolais en me disant que bientôt je retrouverais ma liberté.

Poussés par une bonne brise, nous sommes partis en direction de la terre promise, cap plein sud, là où fusaient les éclairs émis par Yamel. Bien souvent, il préférait me dicter sa volonté de cette façon. Il n’était pas très bavard et je devais en général deviner ses instructions, mais j’avais l’impression que je m’en sortais plutôt bien. Du moins, il ne me manifestait aucun signe de mécontentement.

Après quelques heures de prostration sur le pont, Magelle a commencé à s’agiter. Du coin de l’œil, j’ai surveillé les phases de son réveil. D’abord engourdie, puis tour à tour stupéfaite, inquiète et paniquée, elle s’est levée et a entrepris de frotter ses mains sur sa robe défraîchie. Ses doigts fébriles sont entrés dans son corsage, à la recherche de sa précieuse poudre grise, puis se sont posés sur son ventre. Je comprenais son désarroi, mais je me devais de la protéger contre elle-même. Mieux valait tard que jamais.

À ce moment, deux Élus se sont approchés et ont attiré mon attention. Un homme et une femme, tous deux grands, à la peau noire. Avant même qu’ils ne m’adressent la parole, j’ai deviné ce qu’ils allaient me demander.

Je leur ai fait signe d’approcher et, tenant toujours la barre, j’ai plongé la main dans la barrique à mes côtés, pour en retirer une pomme. J’en avais compté vingt-cinq, soit une par couple potentiel.

Subjugués par le fruit, les Élus sont montés sur le gaillard d’arrière et se sont agenouillés en tendant la main. Mal à l’aise face aux halos blancs qui flottaient autour de leurs têtes, je me suis hâté de leur remettre leur pomme. La femme a croqué la première. Depuis le début de notre périple, nous avions eu droit à trois couples formés. Parfois, certains hommes passaient en premier, mais le résultat demeurait le même. L’homme a mordu à son tour dans la pomme, puis l’a laissée tomber. Leurs halos, se mettant alors à changer, ont adopté la teinte rosée réservée aux couples. Les autres passagers, qui avaient d’abord semblé s’intéresser à cette union, se sont détournés de la scène.

J’ai lâché ma barre quelques secondes, le temps de récupérer le fruit et de le jeter par-dessus bord, comme mon dieu me l’avait ordonné la première fois. Même si je savais que mon absence n’aurait aucun d’effet sur le navire, je me suis dépêché de retourner à mon poste. Tôt ou tard, Yamel me rendrait le contrôle de l’Albaïde. En attendant, je devais me tenir prêt.

J’ai alors aperçu Magelle qui s’essuyait la bouche. Ses yeux fatigués se posaient sur les cordages, le bastingage et les voiles carrées du navire. Les autres n’avaient pas manifesté une telle stupeur lorsqu’ils étaient montés à bord. Yamel paraissait disposé à laisser Magelle conserver sa liberté de pensée. Il ne l’avait pas affublée d’un halo lumineux. J’y voyais le signe qu’il ne lui destinait pas le même sort qu’aux autres passagers, ce dont je me réjouissais.

Quant aux élus de Yamel, à quoi pensaient-ils? N’avaient-ils pas de famille, d’amis qu’ils avaient abandonnés dans leurs contrées lointaines? Leur seule préoccupation semblait être de scruter le large, du moins en dehors des repas.

Justement, l’heure était venue de leur servir leur ration quotidienne. Des biscuits de marins étaient apparus sur une table près de moi et les passagers se sont mis en rang. Un peu à l’écart, Magelle observait leurs agissements avec, me semblait-il, un mélange de curiosité et de résignation. Elle ne devait plus avoir foi en grand-chose, après avoir connu pendant des années les étreintes de mains rudes et brutales. Un moment, je me suis demandé si elle espérait que je m’avance vers elle pour la servir, mais elle s’est levée et a pris place dans la file.

Lorsque son tour est venu, une mauvaise surprise nous attendait. Il ne restait qu’un biscuit sur la table. J’étais pourtant certain d’en avoir vu plus qu’il n’en fallait… Ma vue me jouait peut-être des tours. Pour l’heure, je ne pouvais me résoudre à laisser Magelle jeûner dans son état, aussi me suis-je résigné à lui offrir mon biscuit, qu’elle a récupéré d’une main tremblante. Je mangerais au prochain repas, voilà tout.

Magelle s’est éloignée de quelques pas et s’est assise à même le pont, le dos accoudé contre le bastingage. Elle s’est jetée sur son repas comme si elle ne s’était pas nourrie depuis des jours, ce qui devait être le cas. Elle n’avait que la peau sur les os.

Un roulement de tonnerre a résonné dans le ciel et, en levant les yeux, j’ai vu ce dernier s’assombrir de nuages. La pluie, digne d’une mousson violente, s’est abattue sur les flots tout autour de l’Albaïde. Toutefois, par miracle, elle ne touchait pas ma caraque. Nous avancions dans une sorte de couloir protégé, préservés de la fureur des éléments.

Inquiet, j’ai réclamé des explications de Yamel. Sa voix a retenti, plus forte que jamais:

« Voici le déluge, Passeur. »

Décontenancé par cette phrase lapidaire, j’ai mis quelques secondes à assimiler la réponse de Yamel. Puis j’ai commencé à entrevoir l’implication de ses paroles. Il ne s’apprêtait tout de même pas à engloutir les terres? J’avais déjà entendu parler de fureur divine et d’un ancien monde qui aurait péri sous la colère de notre dieu, mais je n’avais jamais prêté foi à ces légendes. Se pouvait-il qu’elles aient eu un fond de vérité? Je ne pouvais croire qu’il puisse se résoudre à détruire ainsi sa création. Je devais me méprendre sur ses intentions.

N’ayant aucune autre solution à ma portée, j’ai continué de tenir la barre de mon Albaïde Par-delà le couloir étroit dans lequel nous semblions avancer en toute immunité, des étoiles étincelaient. Tout espoir n’était peut-être pas perdu.

Au bout de quelques minutes, j’ai remarqué que Magelle s’était rapprochée de moi. De son pas hésitant, elle a entrepris de gravir l’escalier. Puis elle a osé mettre le pied sur le gaillard d’arrière. Sans permission.

À une autre époque, j’aurais jugé ce geste comme un affront, mais Magelle n’était sûrement pas au fait des usages à bord d’un navire. Je me suis contenté de détourner le regard.

Mon indifférence n’a pas semblé la décourager. J’ai supposé qu’elle avait dû en convaincre de plus difficiles que moi. Elle a posé la main gauche sur mon épaule et m’a obligé à fixer les yeux sur elle. De ses doigts encore libres, elle a fait glisser l’encolure de sa robe sur son épaule, puis plus bas, le long de son bras. Son sein s’est dévoilé, menu comme me l’avait laissé présager son corsage trop ample.

Mes yeux ont croisé ceux de Magelle, fille d’Alba l’infidèle, pécheresse entre toutes. Je me suis crispé et je l’ai giflée à toute volée, si fort que certains dormeurs se sont réveillés. Les larmes aux yeux, elle a porté la main à sa joue.

Je lui ai ordonné de retourner à sa place. Je bouillais de rage contenue en songeant à ce qu’elle avait failli me pousser à accomplir. J’ai lu une question sur le visage de l’un des Élus, vite estompée. Au moins, Yamel savait garder le contrôle sur son troupeau. J’aurais aimé en dire autant de mes instincts.

Au matin, mes passagers, fidèles à leur habitude, se sont massés à la proue pour scruter l’horizon. Seule Magelle, la nuque raide, observait l’autre direction, par-delà la poupe. Elle me gardait sans doute rancune de l’avoir frappée.

Lorsque les biscuits sont apparus sur la table, j’ai ordonné à Magelle de venir me rejoindre. Elle a obéi sans rouspéter. Pour la récompenser de sa docilité, je l’ai servie la première, puis je suis passé en second. Elle m’a ensuite aidé à servir les autres passagers et, cette fois, les rations n’ont pas manqué.

Pendant que Magelle procédait à la distribution, j’en ai profité pour observer les environs. La pluie qui nous entourait avait redoublé d’intensité durant la nuit, mais l’Albaïde n’en ressentait aucunement les effets. Nous voguions dans un couloir serein, tandis que le monde autour subissait le déluge envoyé par Yamel.

La journée était à peine entamée que, déjà, trois couples se massaient près de la barre, attendant leur pomme d’amour. Je me demandais pourquoi ils y tenaient autant. Enfin, je n’étais pas là pour juger mais pour obéir à la volonté de mon dieu. J’ai tendu une pomme à chaque couple, qu’ils ont croquée comme il se doit.

En début d’après-midi, j’en étais rendu à sept couples unis dans la même journée. Nous devions approcher de notre destination, car une certaine fébrilité avait gagné mes passagers. Le repas du matin était bien loin et rien ne nous avait été servi pour dîner. C’était la première fois que Yamel nous oubliait. Aux questions timides de Magelle, j’ai répondu avec impatience. Non, je ne savais pas plus qu’elle quand nous recevrions notre nourriture!

Un après l’autre, tous les Élus qui ne s’étaient pas encore appariés ont défilé devant moi, si vite que j’en perdais le compte.

Envahi par une vague de lassitude, j’ai délaissé la barre durant quelques minutes pour aller rincer mon visage. L’Albaïde a poursuivi sa route bien droit, sans se soucier de mon absence.

Depuis le naufrage, je ne commandais plus l’Albaïde. Elle n’avait plus besoin de moi, mais je ne pouvais me résigner à sa traîtrise. Elle avait changé de maître trop facilement. Je n’allais pas la laisser m’abandonner ainsi!

Après l’heure du souper, alors qu’un jeûne nous avait une fois de plus été imposé, Magelle a enfin osé me demander pourquoi elle était différente des autres. J’avais l’impression qu’elle aurait aimé faire partie du troupeau. Se trouver un mâle et partir avec lui à la proue pour observer l’horizon. Image fort désagréable à mon esprit.

Je lui ai répondu d’un ton brusque que j’ignorais tout des desseins de Yamel. Puis, d’une voix adoucie, je lui ai promis de la garder près de moi. Je saurais la protéger et la rendre heureuse. Ses yeux se sont alors illuminés et je l’ai vue esquisser son premier sourire depuis notre rencontre.

En réalité, je l’avais déjà vu, son sourire, sur son visage de fillette de deux ans. À l’époque, elle était affublée de deux courtes nattes, qui descendaient le long de ses joues rosies par le vent hivernal. Alba était si fière de me la présenter ! Une fille et non pas un garçon, j’étais déçu, mais je n’en avais rien laissé paraître, enfin je crois. Puis le lendemain, après une nuit d’amour retrouvé, j’avais appris la trahison d’Alba et son commerce avec les hommes du port. Elle avait repris ses activités d’antan. Pour nourrir son enfant, disait-elle. Bien faible prétexte. Elle aurait pu trouver un autre moyen. J’avais plutôt imputé sa trahison à son appétit marqué pour la luxure. Ce jour-là, j’étais parti pour ne plus jamais revenir. Du moins le croyais-je.

Les couples se sont étendus un peu partout sur le pont. Quant à Magelle, elle est demeurée à mes côtés, assise à même le plancher du gaillard d’arrière, ses mains jointes sur ses genoux comme une fille sage. Sage. L’avait-elle été durant son enfance? Si elle me ressemblait le moindrement, elle avait dû donner des cheveux blancs à sa mère.

Il n’était pas trop tard pour apprendre à mieux nous connaître. Lorsque nous serions arrivés à destination, nous rattraperions le temps perdu. Peut-être me dirait-elle ce qu’Alba était devenue. Peut-être aussi ne lui demanderais-je rien à ce propos. Seul le présent m’intéressait. Et l’avenir.

Jusqu’à présent, j’avais refusé de réfléchir au fait qu’un des vingt-cinq hommes à bord, celui qui aurait dû recevoir la boulangère, se retrouvait sans partenaire. C’était un jeune homme blond, émacié, au visage allongé, que j’avais surnommé en mon for intérieur Julio, en souvenir de mon frère cadet Julius, avec qui il partageait certains traits de ressemblance. Adossé au bastingage de bâbord, Julio accordait une attention exagérée à ses pieds nus. Il ne dormait pas et ne fixait plus l’horizon. À cet instant, j’ai réalisé qu’il n’y avait plus de halo blanc autour de sa tête.

Julio a levé les yeux vers Magelle et je les ai vus échanger un bref regard. Puis ils se sont détournés. Magelle s’était esquivée la première, j’en étais presque certain. Dans mon esprit, les bras trop longs et les boutons d’acné de ce gringalet ne pouvaient pas avoir suscité son intérêt.

Magelle s’est étendue à mes côtés pour la nuit, tandis que je gardais les mains sur la barre. L’aube a fini par arriver, avec ses cieux embrasés et son soleil imminent. Le déluge s’est peu à peu calmé et un chemin de lumière nous a montré la voie. Ma barre m’a semblé plus souple, plus légère. Je l’ai tournée d’un quart et le navire a commencé à dévier. L’Albaïde m’obéissait à nouveau!

Les Élus se sont massés en couples à la proue. Une plage couverte de sable doré nous est alors apparue, entourée par une végétation étrange, teintée d’un époustouflant mélange de bleu et de violet. Trois chutes jaillissaient d’une montagne au loin et des oiseaux à longues pattes, revêtus de plumes multicolores, planaient au-dessus de la cime des arbres. Je n’avais jamais contemplé pareille splendeur.

J’avais changé d’avis. Plutôt qu’une éternité à bord de l’Albaïde, je préférais désormais fouler cette terre inconnue en compagnie de ma Magelle et, avec elle, prendre un nouveau départ. J’avais envie de crier mes nouvelles conditions à Yamel, mais les mots étaient inutiles. Il avait toujours si bien su lire en moi!

Les yeux plissés, j’ai observé les couples qui se massaient à la proue. Voyant qu’ils entreprenaient de retirer leurs vêtements, puis plongeaient ensuite pour rejoindre la plage à la nage, j’ai hoché la tête. Si telle était la volonté de mon dieu…

Je me suis dépêché de me dévêtir sous les regards stupéfaits de Magelle et de Julio. La brise a caressé ma peau nue tandis que je me pressais vers le gaillard d’avant. Magelle et Julio n’avaient pas encore osé m’imiter. Ils allaient devoir laisser de côté leur pruderie mal placée, s’ils voulaient goûter au paradis de Yamel !

Les Élus avaient déjà tous atteint l’île. Si vite?

Puis une évidence plus importante m’a frappé de plein fouet: l’Albaïde commençait à s’éloigner de l’île.

Il allait bientôt être trop tard. Sans un regard pour les deux autres, j’ai reculé de quelques pas, puis me suis élancé pour plonger. Je n’ai jamais touché l’eau. Une barrière invisible m’a arrêté net dans mon élan, pour ensuite me rejeter sur le pont.

Lorsque j’ai repris mes esprits, j’étais étendu sur le dos, le souffle encore coupé et la bouche entrouverte. Magelle est accourue vers moi, pleine de sollicitude. À ce moment, j’ai compris que Yamel n’avait pas consenti à exaucer mon souhait. Il nous avait rejetés. Nous ne pourrions jamais rejoindre les autres. Dévasté, je me suis recroquevillé sur le pont. Je ne voulais plus de cette éternité en mer. Maintenant que j’avais vu ce paradis terrestre, je brûlais d’y accéder, je rêvais d’y couler des jours heureux.

La voix de Yamel s’est alors élevée:

« Regarde, Passeur. »

Mes yeux se sont posés sur Magelle. Une lueur bleutée venait d’apparaître au-dessus de sa tête. Mon souffle en a été coupé. Que signifiait ce signe? Venait-elle d’être acceptée, allait-elle pouvoir rejoindre l’île? Soulagé, j’ai vu que Julio n’arborait aucune couleur, quelle qu’elle soit. Peut-être avais-je moi-même une aura bleue. Une couleur exceptionnelle pour un couple hors normes.

Pressé de tester ma théorie, j’ai remis mes hardes à la hâte, puis je suis allé récupérer la dernière pomme dans la barrique. Tandis que je m’approchais de Magelle, un relent de tourment moral ralentissait quelque peu mon pas, mais je me suis consolé en songeant qu’au moins nous serions ensemble. Elle et moi, unis par le même fruit d’amour.

La voix de Yamel a alors retenti, plus puissante que jamais:

« Sacrilège ! »

Les voiles de l’Albaïde se sont mises à claquer et des éclairs éblouissants ont fusé dans les cieux. Tous les vents de la création se sont élevés autour de nous, menaçant à chaque instant d’arracher les mâts. J’avais du mal à demeurer debout. Quant à Magelle et à Julio, ils s’accrochaient l’un à l’autre.

Le jeune homme arborait maintenant lui aussi une aura bleutée. Dans mon émoi, j’ai échappé la pomme. Mue par sa volonté propre, elle est allée rouler aux pieds du couple.

Pris de folie, je me refusais à croire que Yamel puisse se montrer aussi cruel en offrant Magelle à un autre. Je n’allais pas la laisser me quitter. Je me suis jeté sur la pomme, puis je me suis approché du bastingage avec l’intention de la jeter par-dessus bord. Si je ne pouvais obtenir Magelle, personne ne l’aurait.

La voix de mon dieu s’est alors élevée, moqueuse:

« Prêt à revivre le naufrage, Passeur? »

Saisi d’un pressentiment, j’ai porté mon regard en direction de la proue. Devant l’Albaïde, la mer battait une rangée de récifs. Ma précieuse caraque, à nouveau guidée par une volonté autre que la mienne, fonçait droit sur les rochers, prête à s’éventrer sur eux.

Si je m’obstinais dans mon opposition aux desseins de Yamel, nous ne nous en sortirions pas indemnes. Ma chère Albaïde coulerait et aucune faveur ne me serait accordée pour la récupérer. Les serviteurs désobéissants n’obtiennent aucune récompense.

Mon bras s’est abaissé. Je ne pouvais me résoudre à ce que l’Albaïde sombre à nouveau. Pas même pour l’amour d’une femme. Je n’avais pas le choix. Je devais me soumettre à la volonté de Yamel.

Frissonnant sous la brise qui fouettait ma peau nue, je me suis approché de Magelle. Elle s’est redressée et ses yeux emplis de confiance se sont posés sur moi.

Avec un sourire tremblant, je lui ai tendu la pomme. Elle y a mordu de bon cœur et me l’a ensuite remise pour que j’y croque à mon tour. J’ai observé le fruit avec résignation, puis je l’ai tendu à Julio. Yamel avait raison. Je ne devais pas commettre un acte aussi vil. Je ne pouvais profiter de l’ignorance de ma fille à propos du lien qui nous unissait.

Les yeux de Magelle se sont écarquillés d’incrédulité. Jusqu’à la fin, elle avait cru que je lui appartiendrais. J’aurais bien aimé, mais tel n’était pas notre destin.

Julio a croqué dans la pomme et, aussitôt, les halos des deux tourtereaux sont devenus violets. Peut-être obtiendraient-ils un statut différent sur la nouvelle terre de Yamel. Meilleur ou pire, je n’en savais rien. À tout le moins, je leur avais offert la chance d’y accéder.

Guidés par la volonté de Yamel, Magelle et Julio ont plongé dans la mer, sans qu’aucune magie ne les freine dans leur élan. Dans un dernier sursaut de lucidité, Magelle a levé les doigts vers moi, puis sa main est retombée. Yamel avait repris le contrôle de ses nouveaux élus.

Et moi, je venais à nouveau de tout perdre. Tout, hormis ma récompense.

*

Et les jours ont passé, puis les années. La pluie s’est tarie pour toujours, comme si les nuages n’avaient plus de larmes pour pleurer.

Tout autour de ma belle Albaïde, il n’y a plus que la mer, à perte de vue. Aucun vent ne se manifeste. Les voiles demeurent flasques. L’air est chaud et étouffant.

Depuis tout ce temps, la table ne s’est plus remplie de biscuits, mais de toute manière, je ne ressens pas la faim. Il ne me reste que ma réserve de rhum pour me tenir compagnie.

Je ne m’en fais pas. Je suis seul maître à bord désormais. J’en suis heureux.

Je mesure à présent tout le prix de la grâce que m’a accordée Yamel. J’ai reçu la plus merveilleuse des récompenses. J’écume les mers pour l’éternité avec toi, ma belle Albaïde. Que pourrais-je souhaiter de mieux?

L’île, la terre promise? Je ne l’ai jamais retrouvée. Je ne suis même pas certain que nous ayons bougé depuis que nous sommes là. Qu’en penses-tu?

L’éternité, c’est interminable, tu es d’accord? Nous n’avons vu personne. Je ne crois pas que d’autres aient survécu.

La corde? Oh oui, elle sera assez longue, ne t’inquiète pas. Regarde, je la passe par-dessus ton mât. Admire-moi ce beau nœud coulant ! J’ai eu tout le temps de le pratiquer, je tenais à ce qu’il soit parfait. Un nœud splendide, comme mes marins savaient les faire dans le temps. Tu t’en souviens, ma belle? Il y a si longtemps…

Allez, ne bouge pas. Tu verras, je ne suis pas très lourd.


Première publication: Solaris 189, 2014.