Homéostasie, de Laurence Suhner

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Était venu le temps de la neige noire.

Elle était partout. Elle tapissait la terre, colonisait les fonds marins, les bancs d’algues, escaladait les façades des immeubles, s’insinuait dans les moteurs, les mécanismes électroniques, les rouages humains.

On l’avait appelée « neige », car elle formait un tapis de cristaux qui nimbait et adoucissait le paysage. C’eût été une façon poétique de voir les choses.

Sauf qu’elle était noire.

D’un noir parfait, de jais, d’asphalte, d’obsidienne, avec quelques scintillements irisant sa surface qui l’habillaient d’un tapis d’étoiles. Cette putain de neige noire qu’Ada écrasait chaque matin de ses épaisses semelles.

Il était tôt.

La journée débutait mal. En guise de hors-d’œuvre, elle avait fait un cauchemar. Toujours le même. Un cauchemar qui s’était répandu parmi les hommes à la vitesse d’une traînée de poudre. Une abomination qui vous arrachait au sommeil la gorge en feu à force d’avoir trop hurlé et vous faisait vous languir d’un monde de neige blanche et glacée, d’un monde à l’ancienne, quand le thermomètre rendait la vie en plein air supportable, où il ne fallait pas revêtir de combinaison isotherme pour sortir. Le monde d’avant.

Les emmerdes avaient continué. En chemin pour le pénitencier où elle officiait les vendredis, sa bagnole avait été détournée. Un commanditaire inconnu avait versé une somme rondelette sur son compte et l’attendait à huit heures tapantes pour un entretien. Sans qu’elle puisse rien y faire, son véhicule avait bifurqué dans la longue et droite avenue des Miraculés et avait stoppé au bas d’un immeuble. Le 125.

Ada fixait la porte d’entrée dans un mélange de rage et d’envie.

Elle n’aimait pas qu’on la mène en bateau: elle choisissait les barjots avec lesquels elle travaillait. Si un boulot lui déplaisait trop, elle envoyait tout valdinguer. Mais elle avait besoin de fric, un besoin vital. Un gars qui était capable de pirater sa bagnole lancée à tombeau ouvert dans les rues de Paris en avait forcément. Du fric, on s’entend. C’était une motivation suffisante.

Elle fouilla dans la boîte à gants et en extirpa une petite flasque. Elle avala les dernières gorgées de scotch qui clapotaient au fond, histoire de dissiper les ultimes traces de son cauchemar – le péril noir glissant sous les vitres iso de son appartement du trois cent onzième étage, suintant dans sa chambre dans le silence le plus complet, grimpant dans son lit, s’invitant sous les draps et jusque dans ses sous-vêtements, amant non désiré, puis dans sa bouche, en un baiser de mort qui lui scellerait les lèvres… Elle referma la bouteille vide et la jeta avec négligence sur la banquette arrière en s’essuyant le menton du revers de la main. Bien sûr, c’étaient des conneries. La neige noire colonisait centimètre par centimètre dans une progression imperceptible. L’enlever s’avérait inutile. Elle repoussait telle une mauvaise herbe, à chaque reprise plus vorace, plus opiniâtre. On avait dû renoncer aux transports par lévitation magnétique: impossible de débarrasser les aimants de cette couche de merde. On les avait troqués contre des véhicules munis de roues et de chenillettes, un comble pour ce siècle où les progrès technologiques avaient atteint un niveau sans précédent.

Ada émergea finalement de son bolide et s’engagea sur le trottoir. Elle perçut le crissement caractéristique de la neige sous ses bottes. Selon son habitude, elle marchait lourdement, histoire d’en bousiller le plus possible. Un petit truc à elle, une vengeance perso et totalement insignifiante.

Le sas de décontamination de l’immeuble s’apparentait à un bunker. On était en guerre. Et quelle guerre! Une douche chimique la soulagea des résidus qui étaient parvenus à s’accrocher à ses semelles durant les quelques secondes passées au-dehors. Les portes s’ouvrirent sur un hall, chichement éclairé, où se dressait un panneau de transmissions chromé. La clim était mal réglée. Il régnait un froid de canard, de l’humidité suintait des murs. Elle grelotta, rectifia rapidement la température de sa combinaison : elle venait allégrement de troquer les cinquante degrés de l’extérieur pour un climat quasi arctique.

Avant d’aller plus loin, elle éprouva le besoin compulsif de s’en griller une.

Un nouveau client… Elle ne savait pas à quoi s’attendre. Au pire, probablement. Un cinglé de plus qui la supplierait d’entrer en communication – en cybernergie – avec qui cette fois? Ou mieux, avec quoi? Ce genre de farfelus, elle connaissait. On en bavait immanquablement lorsqu’on était une psycho. Une vraie, pas un de ces humains interfacés qui se contentaient de chevaucher des mondes virtuels superposés à la réalité. Non, elle était née avec. Un don, quoi! Un don qui aurait dû lui garantir le bonheur selon ses vieux, qui était devenu son gagne-pain et qui lui pourrissait la vie! Après chaque contact, les pensées de ses hôtes lui collaient à la peau, la rendaient schizophrène. Elle aussi, à sa façon, s’infiltrait en terrain inconnu, infestant les neurones de ses victimes. On l’appelait pour parasiter l’esprit des criminels récidivistes ou ceux des animaux de compagnie… Quand ce n’était pas pour sonder les désirs secrets d’une bagnole ou le passé ténébreux d’une bicoque.

Elle jeta son mégot sur le sol et se dirigea vers l’ascenseur.

Il l’attendait.

Le panneau coulissa à son passage. Le nom de son futur employeur lui échappait. Elle voulut ressortir, mais les battants ne le lui permirent pas. Déjà, la cabine esquissait un mouvement. La jeune femme, surprise, filait vers les sous-sols.

– Ne vous inquiétez pas, Mademoiselle Ada, le professeur Kominsky va vous recevoir.

La voix d’une réceptionniste, douce, onctueuse, neutre.

– Je ne m’inquiète pas, maugréa-t-elle.

C’était faux. La seule évocation d’un professeur suffisait à accroître son malaise. Sûr qu’on n’allait pas la prier de scruter les pensées d’une épouse adultère ou d’un adolescent névrosé! Encore un matin où elle aurait dû rester au lit.

Dix étages, vingt?

Elle en perdit le compte. L’ascenseur ne cessait de s’enfoncer dans les entrailles de la terre. Il stoppa enfin, et les portes s’écartèrent dans un chuintement. Un couloir avait été aménagé dans la roche, taillé à grands coups de trépan. Pas de fioriture, pas de décor élaboré ni d’éclairage sophistiqué. Juste une rangée de néons qui sillonnaient les irrégularités du plafond et conduisaient à une cloison blindée, cinquante mètres plus loin. À droite et à gauche, des tunnels transversaux balafraient la pierre, gueules obscures et menaçantes.

Ada renifla et se retourna. La cabine était repartie: aucune échappatoire possible. Elle commença à avancer d’un pas énergique. Elle n’en menait pas large, alors elle en faisait trop. Démarche balancée et masculine, roulements d’épaules. Un peu plus et elle se serait mise à siffler. Ses semelles raclaient le sol et provoquaient un écho qui se répercutait dans les bouches noires qui criblaient de part et d’autre la galerie.

Bordel, je suis où?

Alors qu’elle n’était plus qu’à un mètre de la porte, celle-ci pivota en silence. Ada entra dans une vaste salle circulaire qui baignait dans une ambiance tamisée, et dont les hauteurs se perdaient dans une obscurité indigo. Au centre, une sphère d’une dizaine de mètres de diamètre flottait en apesanteur, prisonnière d’un maillage étroit.

Ses yeux s’acclimatèrent et elle se rendit compte qu’une poignée de gens l’étudiaient. En blouses blanches.

Elle déglutit avec peine.

– Mademoiselle Ada? l’aborda un type en lui tendant la main.

Elle se retrouva à empoigner une patte molle et moite, ce qui la remplit de dégoût.

– Je suis le professeur Kominsky, se présenta l’homme entre deux âges, glabre, aux traits tirés et à la mine verdâtre, à moins que ce ne soit un effet de la lumière. Et voici mon assistante, Myriam.

Nouvelle poignée de main, plus franche. Allait-elle devoir serrer la pince à toute cette assemblée de glandeurs?

Ils étaient aux petits soins pour elle. Aussi crémeux que des desserts, la confortant dans l’idée d’être le Messie en chair et en os. Elle sentit l’agacement gagner un peu plus de terrain. Et puis, cette humiliante façon de l’appeler Mademoiselle Ada!

– Vous m’avez fait rater un job, attaqua la jeune femme, un job très lucratif. Je suis une personne sollicitée, une psycho naturelle, vous pigez… Alors pourrais-je savoir sur-le-champ ce que vous attendez de moi?

– Bien sûr, bien sûr, s’excusa le scientifique. Suivez-moi.

Il la conduisit au centre de la pièce. Le troupeau d’assistants leur emboîta le pas sans un bruit.

Il pianota sur un panneau de contrôle et la lumière s’intensifia, illuminant la géode. Un léger crépitement remplit l’atmosphère. L’air se pimenta d’un goût d’ozone mêlé de soufre.

Ada eut un mouvement de recul.

Ce machin était énorme, maintenu en suspension par un procédé de lévitation électromagnétique. Le professeur eut un geste théâtral, affectueux, en direction de la sphère. Son bébé.

– Voici Gaïa!

Elle réprima un juron. C’était pire que ce qu’elle avait imaginé. Elle était tombée entre les pattes d’une secte d’écolos!

– Que pouvez-vous me dire de cette sphère, Mademoiselle Ada? s’enquit Kominsky, les yeux pétillants.

Elle leva la tête à s’en tordre le cou. Des caméras retransmettaient les détails de l’objet sur plusieurs écrans géants. Sa structure en résille, aussi fine qu’une toile d’araignée, évoquait les premiers modèles polygonaux de l’imagerie 3D. Continents et océans y étaient figurés en transparence par un jeu holographique, de même que les longitudes et les latitudes. Les différentes strates internes – lithosphère, asthénosphère, manteau, noyau – y étaient soulignées par un choix de couleurs, du jaune poussin à l’ocre foncé.

Gaïa. La bonne blague!

– C’est un schéma en trois dimensions de notre planète, fit sèchement Ada.

Elle se retenait de ricaner, tant à cause de l’ambiance que des mines coincées des chercheurs rassemblés autour d’elle. On dirait qu’ils ont un balai dans le cul!

Sa mauvaise humeur ne paraissait pas inquiéter Kominsky outre mesure.

– Excellent! clama-t-il. Ne remarquez-vous rien d’autre? Un détail particulier?

Non… Elle se ravisa presque aussitôt. À bien y regarder, un objet minuscule se mouvait dans l’épaisseur de la couche supérieure. À un mètre à peine de la surface.

En vérité, sa présence lui avait instantanément sauté aux yeux. Il brillait d’un bleu si électrique qu’il en écorchait le regard.

– Il y a un point en mouvement, fit-elle en désignant négligemment la géode de l’index. Là!

Kominsky ne cacha pas sa satisfaction.

– Oui, c’est cela… un point. Très perspicace, Mademoiselle Ada! Nous l’avons appelé le Point justement (quelques rires nerveux fusèrent dans la pièce). Certains chercheurs ont supposé son existence dès la fin du siècle dernier, mais il leur était alors impossible de la démontrer d’une manière scientifique. Il a fallu un hasard, d’importantes ressources technologiques et, enfin, une somme de circonstances conjointes pour parvenir à le localiser. Qui plus est, il se déplace, ce qui ne facilite pas les choses.

Nouveaux gloussements entendus.

Il s’éclaircit la gorge.

Ada se préparait au pire. Maintenant, elle ne pouvait plus détacher ses yeux de cette foutue diode bleue. Ses clignotements étaient autant d’œillades de mauvais augure. Un point? s’interrogeait-elle. Composé de quoi? Un champ de forces? Un objet concret? Le truc l’intriguait plus qu’elle ne voulait se l’avouer.

Le professeur revint à la charge.

– Que pouvez-vous me dire de Gaïa?

Elle respira à pleins poumons pour se dominer.

– Gaïa se rapporte à une théorie née au vingtième siècle, récita-t-elle d’une voix monocorde. La Terre imaginée sous la forme d’un grand être vivant, il me semble, le plus grand être vivant de la planète…

Elle s’arrêta net. Elle détestait s’épancher sur ce genre d’hypothèses fumeuses. Marabouts, sorcières, trolls, Bouddha, Jésus, Gaïa: du pareil au même!

Kominsky, quant à lui, trépignait de satisfaction.

– Très bien, Mademoiselle Ada! Un organisme gigantesque qui inclurait l’inanimé, le vivant et le conscient. Un concept qui n’est pas sans nous rappeler la fameuse noosphère de Teilhard de Chardin…

« Un pur délire écologiste », fut-elle à deux doigts d’ajouter avec un sérieux teinté de sarcasme, mais le professeur ne l’y autorisa pas. Il s’emportait.

– Durant de nombreuses années, les différentes composantes de notre monde – surface, atmosphère, océans, créatures vivantes, activités humaines – ont été étudiées dans des départements universitaires cloisonnés. Les géologues s’occupaient de la formation et des transformations successives de la planète et les biologistes, de la vie. Puis, certains scientifiques – James Lovelock pour n’en citer qu’un – ont eu l’idée d’appréhender notre monde sous la forme d’un tout dont la somme serait supérieure à l’ensemble des parties. La matière organique, l’air, les océans, la surface terrestre, généreraient un système complexe, une entité unique ayant le pouvoir de préserver ses caractéristiques vitales par un jeu d’échanges volontaires. Un véritable être sensible, Mademoiselle Ada!

Les paroles du professeur se muaient en un brouhaha insidieux, exaspérant, dans la tête de la jeune femme. Elle n’écoutait qu’à demi, de plus en plus hypnotisée par les pulsations du point.

– Dès lors, pérorait Kominsky, nous nous appliquâmes à comprendre les mécanismes régissant l’homéostasie de notre Terre, c’est-à-dire la globalité de ces échanges raffinés et nécessaires au maintien de la vie. Nous nous mîmes en quête de processus précis, intriqués et sophistiqués, qui maintiendraient la salinité des mers, par exemple, un peu à la manière des reins pour un organisme humain. Ou encore l’acidité du milieu, la composition subtile de notre atmosphère, l’équanimité de la température en surface, et cela, malgré les variations d’intensité lumineuse subies par le soleil depuis plus de trois milliards d’années. À force d’acharnement, nous réussîmes à déterminer un certain nombre de facteurs de régulation. Mais nous recherchions quelque chose qui interviendrait au-delà : une forme d’intelligence, l’équivalent d’un cerveau

Ada faillit s’étrangler. Les derniers mots prononcés par le professeur l’avaient extirpée de sa transe. Elle le voyait venir, c’était énorme. Une véritable montagne!

Un cerveau!

Comprenez-vous ce qui est en train d’arriver à notre planète, Mademoiselle Ada? professait Kominsky, sur un ton condescendant.

– Vous voulez parler de la neige? bredouilla la jeune femme, sous le choc.

Il opina du chef.

– C’est le résultat de la surproduction d’une algue, se reprit-elle tant bien que mal. Un micro-organisme qui demeure à l’état naturel au fond des océans, mais qui a été pris de folie.

Spondila atrocis, précisa le scientifique. Et cela, en raison d’une mutation génétique à grande échelle. Depuis plus de cinq ans, elle dévore tout, aussi bien dans la mer que sur terre, se reproduit à l’excès, si bien qu’elle met en danger la diversité de la biosphère. Bientôt, la nature se muera en monoculture. Partout, ce sera le fief de l’algue noire. Mais en connaissez-vous la raison?

Ada se sentait prise au piège. Elle se croyait revenue sur les bancs de l’école. Elle avait toujours été une élève lamentable.

– J’avoue mon ignorance, Monsieur Je-sais-tout! clama-t-elle en croisant les bras d’un air de défi.

– Elle colonise la planète pour en obscurcir la surface, murmura le professeur dans un souffle. Conjointement, la spondila atrocis produit massivement de l’oxygène, ce qui altère graduellement le mélange gazeux de l’atmosphère. Une algue noire, une quantité d’oxygène en surcroît, une augmentation de la température…

Ada s’énervait. Elle n’était ni biologiste, ni géologue, ni chimiste. Juste une psycho qui voulait faire son job et déguerpir au plus vite.

– En recouvrant la surface d’un tapis obscur, poursuivait Kominsky avec une jouissance douloureuse, l’algue modifie l’albédo de notre planète, c’est-à-dire le pourcentage de luminosité réfléchie du sol vers l’espace. Une terre recouverte de neige blanche ou de glace renvoie la majorité de la lumière solaire et se refroidit. Une terre sombre, en revanche, conserve plus de rayonnement et se réchauffe. Parallèlement, une élévation du niveau de l’oxygène dans l’atmosphère de quelques infimes pour cent conduit à son embrasement inéluctable. Vous ne vous êtes jamais demandé pourquoi il fait si chaud ? Pourquoi il est interdit de fumer à l’extérieur, d’utiliser des énergies fossiles et des mécanismes à combustion?

Elle s’étrangla.

Nous cramons, Mademoiselle Ada! Ou plutôt, l’algue noire, par son effet combiné à celui des chlorofluorocarbures, nous transforme en brasier. Sa prolifération vise un objectif précis: rompre l’équilibre homéostatique des formes organiques pour retourner à une balance chimique impropre à la vie. Lorsque tout sera parti en cendres, que l’oxygène aura été entièrement consumé – et nous avec –, plus aucune réaction énergétique ne sera possible sur ce monde. La planète aura été modifiée afin d’exclure l’éventualité d’un retour à la vie, même la plus infime. Une manière d’en terminer une bonne fois avec Gaïa, Mademoiselle Ada ! Une éradication pure et simple! Un holocauste!

C’en était trop. Elle explosa.

– Expliquez-moi donc, Monsieur le Professeur, de quelle façon un simple… lichen (elle avait craché ce terme avec un évident mépris) pourrait témoigner d’une volonté de destruction aussi manifeste? C’est la chose la plus aberrante que j’aie jamais entendue! Cela va à l’encontre de vos jolies théories sur Gaïa, ne trouvez-vous pas?

Kominsky hocha la tête.

– La neige noire se contente d’obéir à son commanditaire. Son ordre de mission lui est transmis à travers ce que les généticiens ont appelé l’ADN poubelle ou ADN non codant. Je vous rappelle que la plus grande partie du génome terrestre est constituée de séquences sans queue ni tête, se répétant inlassablement, et dont l’utilité nous échappait jusqu’à ce jour. Or ces séquences, qui sont présentes dans chacune des créatures de cette planète et qui ont été conservées sur plusieurs millions d’années d’évolution – preuve de leur légitimité, s’il en faut –, ont une fonction fondamentale: s’activer à un moment voulu, déclencher un comportement déviant et suicidaire chez leur hôte visant à l’annihilation. Un genre de système d’autodestruction intégré. Imparable, Mademoiselle Ada, le crime parfait!

Un système d’autodestruction? s’offusqua la jeune femme. Ce type est fou, réellement fou.

– Mais à qui diable cela servirait-il? hurla-t-elle, tiraillée entre colère et panique.

– À lui!

Le professeur désignait le point à travers le maillage de la sphère. Le point qui agressait Ada de son bleu électrique. Un seul et unique point. Minuscule et pourtant incontournable. Bleu, si bleu. Si froid. L’œil de Gaïa.

La jeune femme sentit sa peau se hérisser de chair de poule.

– Le Point se meut, continua-t-il. Nous avons établi un lien de correspondance entre sa migration et la santé de notre planète. Niché au centre, dans le noyau ou le manteau inférieur, ainsi qu’il l’a sans doute été fort longtemps, et la biosphère se porte comme un charme: les échanges vont dans le sens de la préservation inconditionnelle de la vie. Qu’il se rapproche des bords, au contraire, et le mécanisme se dégrade. Le processus d’autodestruction se met en branle. L’harmonie est bouleversée, des mutations surviennent dans les organismes. Cela dans le but de précipiter notre monde vers un équilibre chimique stérile. Regardez la sphère, Mademoiselle Ada! Notez comme le Point est proche de la surface! Le Point de Conscience de notre planète, le régulateur d’homéostasie… le Cerveau! Quand il aura atteint la croûte continentale, la Terre sera un astre mort. Et nous ne serons même plus là pour le voir.

Ada vacillait. Les savants s’étaient regroupés autour d’elle en un essaim compact. Ils la dévisageaient avec insistance. Ils l’imploraient, prêts à tomber à ses genoux.

Pas besoin d’un dessin. Elle avait compris la raison de sa présence ici. N’avait-elle pas la faculté de communiquer avec n’importe quel être conscient? Alors pourquoi pas avec Gaïa en personne?

Elle s’alluma une clope, l’air hautain, souffla la fumée vers la sphère et son œil inquisiteur. Elle crevait de trouille, mais tant qu’elle était l’unique personne à le savoir…

– Que voulez-vous que je lui dise? lâcha-t-elle enfin, la voix tendue.

Kominsky sonda tour à tour ses collaborateurs, qui opinèrent du chef. Ce fut Myriam, son assistante, qui répondit.

– Donnez-lui le sens de l’éthique!

Le mot retentit dans la salle avec la toute-puissance d’une incantation.

À ce moment, Ada eut franchement envie d’éclater de rire. L’éthique! La seule véritable éthique qui l’avait animée dans sa vie pourrie, c’était celle de l’argent. Sa cigarette lui échappa. Elle tremblait de la tête aux pieds.

– On débute quand?

Un long murmure de satisfaction s’éleva de l’assemblée.

Le professeur désigna un fauteuil muni de senseurs cérébraux: un focalisateur dernier cri, destiné à amplifier ses transmissions télépathiques. Tout avait été prévu. La farce n’attendait plus que son dindon.

Elle s’avança vers l’appareil, dissimulant à grand-peine le staccato de ses genoux, l’esprit pilonné d’images d’échafauds, de guillotines et de chaises électriques.

Son cauchemar se prolongeait, ce n’était pas possible autrement. Elle devait être en train de dormir. Son réveil n’avait pas sonné, sa bagnole n’avait pas démarré, ou alors elle s’était crashée sur le boulevard et elle gisait, agonisante, sur le tapis d’ébène, son cerveau privé d’oxygène lui imposant un dernier trip d’enfer.

Des petites mains moites lui tripotaient la tête, glissaient des capteurs sous ses cheveux, prenaient son pouls. Rien à faire, elle ne se réveillait pas. Une sensation horripilante de ne plus s’appartenir, de s’être fait embrigader dans un grinçant vaudeville, lui soulevait les tripes.

Son signal mental allait être balancé directement sur le Point. Un processus de cybernergie, ainsi qu’on l’appelait dans le jargon, une communication entre deux êtres distincts doués d’intelligence. De cette façon, elle pourrait nouer un brin de causette, demander au Point ce qu’il attendait des humains pour regagner dare-dare sa niche, le centre du monde. Leur foutre la paix, quoi! N’était-il pas en train de couper la branche même sur laquelle il avait posé ses fesses?

Je vais juste entrer en contact télépathique avec le Point de Conscience de la Terre! se répétait-elle. Elle hésitait entre hurler de rire ou de terreur. Et si ces conneries avaient un fondement de vérité?

Et s’il me répondait, bordel?

Les capteurs étaient en place. La machine se mit à fredonner faiblement.

– Concentrez-vous, lui susurra le professeur à l’oreille. Visualisez le point bleu, sa position exacte dans la sphère. Ressentez sa présence. Parlez-lui!

Ada sentit l’énervement l’emporter sur la panique. Elle connaissait son boulot! Depuis le temps qu’elle plongeait dans la tête des êtres les plus timbrés de la planète. Elle ne laisserait pas ce professeur Nimbus lui donner la leçon!

En professionnelle, elle initia le protocole de contact. Il y avait des étapes à ne pas sauter. Elle y alla mollo, puis plus franchement. Les diodes du focalisateur crépitèrent sous les regards fiévreux des scientifiques.

D’abord, elle n’éprouva rien.

Sa requête était sans doute trop abstraite. En général, on lui transmettait au préalable un fichier avec une flopée d’informations sur son hôte: un patronyme, une profession, des détails, des fragments de vie. Elle se préparait à l’avance, s’identifiait le plus possible à sa proie… Une bouffée d’angoisse la saisit. Ces données, elles étaient bel et bien à sa disposition! Qui connaissait-elle mieux, en définitive, que le monde qui avait assisté à la naissance de son espèce? Le Point, la Terre, Gaïa… Qu’importe son nom! Ils étaient cousins, mieux, des parents proches. Elle en était la digne progéniture.

Hé, salut Gaïa! Ça roule?

Absurde!

Il lui semblait s’adresser à une divinité. Elle se souvenait d’un vieux fou excentrique qui l’avait un jour convoquée dans son appartement pour lui réclamer un entretien personnel avec Dieu…

De ses tourments intérieurs, les savants ignoraient tout. Ils l’observaient, concentrés, fébriles. Ils voyaient son front se plisser, la transpiration ruisseler sur son visage, baigner son corps sous l’effort. Un instant, elle se figea et se contracta de la tête aux pieds. Elle paraissait en proie à une crise épileptique ou à des convulsions. Ils se consultèrent, ne sachant trop que faire, prêts à stopper l’expérience.

– Non! ordonna le professeur. Il faut attendre.

L’enjeu était trop important.

 

Ada fonçait dans les ténèbres.

Autour d’elle, ce n’était que neige noire, cosmos glacé ponctué d’astres distants. Depuis combien d’éternités glissait-elle ainsi, délivrée de son enveloppe, pur esprit affranchi des contingences matérielles, flamme pâle dans une obscurité sans fin? Une minute? Une journée? Une année? Un éon?

Elle évoluait dans un autre espace, un autre temps, une autre échelle. Celle des entités cosmologiques, des planètes, des étoiles, des pulsars, des galaxies.

Et, au fond de sa nuit, une lueur l’appelait.

Bleue. Électrique. Pulsative. C’était le Point. Elle se précipitait droit dessus.

Elle avait réussi à le dénicher, et il lui avait répondu. La confrontation était imminente. C’était à elle maintenant de défendre sa cause, de se battre pour sa survie, pour leur survie à tous… Faire preuve d’altruisme, une seule et unique fois dans sa vie. Lui donner un sens de l’éthique…

 

***

 

– Mademoiselle Ada?

Des mines atterrées, intriguées, gorgées d’espérances et de chimères. Des blouses blanches.

Où avait-elle encore été se fourrer, bon sang?

Elle regarda autour d’elle, ébahie. Se rappela enfin. Le 125, avenue des Miraculés. L’ascenseur. La sphère. Le Point. Cette journée. Cette noire journée.

Le professeur Kominsky l’aida à se libérer des sangles du focalisateur. Il observa le fond de son œil avec un stylet lumineux, l’appela à nouveau.

Le visage de la jeune femme était l’image même du néant.

– Alors? la questionna-t-il, plein d’espoir.

Que dire? Comment leur exprimer l’inexprimable?

Elle secoua la tête, haussa les épaules. Le silence. Les expressions gênées, les soupirs de frustration. Elle avait si froid.

Elle se dégagea des ribambelles de mains qui l’enserraient, d’abord timidement, puis avec de plus en plus de hargne au fur et à mesure qu’elle recouvrait ses forces. Elle se fraya un chemin à travers les scientifiques, pantelants et déçus.

– Laissez-moi sortir, bande de fous! vociféra-t-elle en proie au désespoir. Il n’y a rien. Pas de Point! Pas de conscience! Pas de Gaïa! Rien! Allez au diable!

Elle leur échappa.

Elle regagna la surface, traversa le hall glacé, ses bottes écrasèrent la neige noire – en couches de plus en plus denses –, et la portière de sa bagnole claqua. À l’intérieur de l’habitacle, elle s’en alluma une. Par habitude. Ses doigts se posèrent sur le volant, tremblants.

La communication avait bien abouti.

Elle l’avait déniché, ce foutu Point, et son esprit était entré en cybernergie avec lui. Maudit don!

Le moteur se mit à ronronner. Elle serra plus fort le similicuir.

Elle pleurait.

Il n’y avait rien à faire. Tout était déjà planifié. Depuis le départ, les règles étaient connues, implacables.

On était loin des théories bienveillantes de Lovelock : une planète animée, chérissant ses créatures, une poule couvant ses petits, aimante et douce. Des foutaises! Pourtant Kominsky n’avait pas totalement tort: le Point existait bel et bien, sauf qu’il n’avait rien à voir avec Gaïa. C’était une forme de vie inorganique comme il s’en trouvait des milliards à travers l’univers. Nées du cosmos ou plutôt d’une fluctuation aléatoire du vide, elle et ses semblables évoluaient de galaxie en galaxie à la recherche de mondes. C’était un processus lent et laborieux, mais qui aboutissait inéluctablement. Il y a tant et tant de mondes…

Au terme de leurs errances, ces consciences s’installaient au cœur d’une planète en équilibre chimique parfait, une planète morte selon les critères organiques, puis elles jouaient, s’amusaient à tout foutre en l’air. Sous leur direction, l’atmosphère se remplissait d’oxygène, bousculant les conditions primitives, et elles observaient le résultat, patientes, immanentes, immortelles. Une façon pour elles de contrer leur harassante éternité, de secouer leur lassitude d’être encore et toujours, de peupler leur absolue solitude.

Allumer des mondes et les éteindre à souhait.

Un jeu.

Mais même le jeu le plus distrayant a une fin.

Les entités finissaient par se fatiguer de leur création. Alors elles la quittaient, simplement, pour s’enticher de nouveaux horizons, provoquer de nouvelles étincelles. Semeuses d’autant d’existences que de morts.

Une fois l’astre avec lequel elles s’étaient futilement diverties abandonné, l’équilibre chimique initial reprenait immanquablement son dû.

Ada le sait.

La vie n’est qu’une velléité, le résultat d’un poker à l’échelle cosmique. Le règne de la Terre arrive à terme, et c’est un fait irrémédiable. La conscience qui l’habitait ces trois derniers milliards d’années a décidé de mettre les voiles, de s’en aller voir ailleurs, de se repaître de sang frais. Pour se distraire.

Alors, comment leur dire?

Comment leur expliquer que Gaïa est déjà morte, que l’humain, avec sa dérisoire individualité, ne jouera jamais dans la cour des grands?

Et l’éthique dans tout cela? Et l’éthique?

 

Le bolide d’Ada prit le virage en crissant sur le tapis de neige. Des nuées d’algues noires giclèrent, retombant en lambeaux distordus. Il lui fallait un bar, une triple dose de scotch, la bouteille entière. Vite.

Elle s’enfonça dans la nuit qui tombait doucement sur la ville.

Prête à accueillir une autre nuit.

 


 

Première publication: Dimension Suisse, 2010.