Éditorial: Écrire du cyberpunk (II)

Le mois dernier nous avons abordé l’aspect technologique de la littérature cyberpunk. Parlons aujourd’hui de l’aspect social. Le « punk » du « cyberpunk ».

La dégradation à court terme de l’ordre social constitue une prémisse importante du genre cyberpunk. Il présente une faillite des états combinée à une montée en puissance de gigantesques corporations imposant leur propre loi à coups de mercenaires et d’armées privées. La pauvreté se répand, les inégalités augmentent, l’environnement se dégrade, la loi de la jungle triomphe.

Cette vision dystopique de l’avenir ne sortait pas de nulle part. La peur de l’annihilation nucléaire était encore bien réelle dans les années 80, décennie où le cyberpunk prit son envol. Le duo Thatcher-Reagan imposait sur la planète une vague de néolibéralisme dont les effets se font encore sentir aujourd’hui. L’urgence des questions environnementales s’intensifiait.

La littérature cyberpunk poussait donc jusqu’à leur point de cassure chacune de ces zones de tension. Nous pouvons être cynique sur l’état de notre société – l’actualité nous en donne de très bonnes raisons – mais nous devons tout de même admettre que nous avons échappé au pire de ces prédictions.

Le progrès social est encore à l’ordre du jour, et des victoires importantes ont été effectuées. L’effacement des états au profit des entreprises privées ne s’est pas matérialisé. On peut déplorer que certaines compagnies agissent en toute impunité comme des citoyens corporatifs sociopathes mais, loin d’abdiquer, les velléités autoritaires de nombreux régimes sont bien réelles – ce qui est un développement certes moins réjouissant. Sur les questions environnementales, le bilan est très mitigé, mais on doit admettre que les problématiques préoccupantes des années 80 (trou dans la couche d’ozone, pluies acides) ont été réglées.

La différence la plus marquante entre la société contemporaine et le futur décrit par le cyberpunk se situe cependant en ce qui a trait à notre rapport avec la violence.

Ce n’est pas tant la quantité de violence que l’on retrouve dans les oeuvres cyberpunk qui importe, mais leur banalisation. Le protagoniste habituel du roman cyberpunk n’est pas seulement habitué à la violence, il en est blasé (quand il n’en est pas lui-même un fervent adepte). Il y voit la manière habituelle de régler les conflits et ne s’en formalise plus.

De la violence, il y en a dans notre société. Trop. Mais nous n’avons pas perdu la capacité de nous en indigner, de réagir à l’intolérable. Nous le faisons parfois mal, parfois à géométrie variable. Mais nous le faisons.

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Pour terminer, adoptons la perspective de l’auteur intéressé à se lancer dans le cyberpunk.

Il est possible aujourd’hui d’écrire du cyberpunk à la sauce « rétro-futur », en maintenant intact la vision dystopique issue des années 80. Le résultat peut être très plaisant à lire, mais le mordant qui caractérisait le cyberpunk des débuts manquera à l’appel. Il m’apparaît plus intéressant de repartir de notre société actuelle et d’y appliquer la même démarche dystopique – l’actualité ne manque certainement pas de dérives inquiétantes pouvant s’y prêter.

Il s’agit d’un exercice qui m’apparaît non seulement intéressant, mais nécessaire.

2 commentaires sur “Éditorial: Écrire du cyberpunk (II)

  1. Jean-Louis Trudel

    D’une part, j’aurais tendance à dire que verser dans la dystopie aujourd’hui, c’est une solution de facilité.

    D’autre part, je ne vois pas le cyberpunk d’origine (et on m’a parfois assimilé au sous-genre) comme essentiellement dystopique. Il offrait une vision pessimiste du futur mais optimiste de la technologie. De ce point de vue, il différait de la science-fiction des années 60-70 qui oscillait entre le catastrophisme d’un Brunner (Tous à Zanzibar) et les visions plus utopiques d’un Varley. Malgré le spectre de l’apocalypse nucléaire, après tout, le cyberpunk posait l’existence d’un futur — reaganien ou néo-libéral de par son apologie des techniques, des compagnies privées et du Japon, mais plus riant qu’un paysage à la Mad Max. En partie, ce qu’il avait de pessimiste, c’était ce que Freud aurait appelé la vexation narcissique : les humains étaient souvent détrônés au profit de créatures hybrides ou même d’intelligences entièrement artificielles. S’il y avait de la violence physique, de mémoire, elle reprenait en partie les traits de la violence dans le roman noir, mais il était assez clair qu’en général, la véritable violence était morale ou économique, car c’était le pouvoir de l’argent qui primait les autres. De ce point de vue, l’élément punk, c’était peut-être plus le spectre d’un futur encore plus nihiliste que le présent.

  2. Alain Ducharme

    Bien d’accord. Le nihilisme qui imprègne le cyberpunk traditionnel (et le mouvement punk) résonnait avec l’ambiance sociale des années 80, ce qui n’est plus le cas aujourd’hui. Au contraire, c’est la montée d’idéologies radicales qui est devenue une source importante d’anxiété. Retour du balancier…

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