Les fruits du jusant, de Sébastien Chartrand

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« On dirait qu’il y a un village sous la mer… »

 

C’est ainsi qu’elle a décrit le lac quand ils ont emménagé sur les terres de Grand-Papa. Elle était toute jeune, à l’époque. Elle n’allait même pas à l’école. Quatre ans.

C’est un tout petit lac, en fait. Rien à voir avec le grand lac, le lac Saint-Jean, si vaste qu’il faut des heures pour en faire le tour. Son lac à elle, elle peut le traverser à la nage depuis ses huit ans. Elle n’en a pas le droit, mais elle le fait souvent.

Et surtout, dans son lac, il y a le village.

Pas un vrai village, bien sûr. Presque, mais il n’y a personne dedans. Des maisons qui n’ont plus de toit, avec des poissons qui nagent entre les murs. Papa lui a expliqué, au début. C’était les maisons des Autres, ceux qui sont partis et qui vivent dans la forêt, à présent.

Elle aime bien les ruines du village. Elle les a explorées des centaines de fois. Des murs massifs en pierre, de gros blocs irréguliers qui s’emboitent parfaitement les uns dans les autres. Il y a des escaliers, aussi, mais ils sont inutiles à présent. On nage pour descendre dans les caves, comme si on volait au-dessus du sol. Lorsqu’elle porte son masque de plongée, l’illusion est encore plus réelle.

Ce sont les caves, ses endroits favoris. D’abord parce qu’elles sont interdites – les voûtes pourraient s’effondrer, dit Papa. Mais elles ont tenu des millénaires, ces voûtes. Elles tiendront encore le temps d’une baignade, le temps de cent baignades. Elles sont là pour toujours, les voûtes.

Comme la lumière n’y entre pas, on ne voit pas très bien dans les caves, même avec un masque. Malgré cela, elle y reste parfois des heures durant – il y a un espace vide entre le plafond et l’eau, elle peut respirer. Dans l’obscurité, elle se remémore les dessins qui ornent les murs, des dessins réalisés avec de petits morceaux de céramique colorés. Des mosaïques. Sous la surveillance de Papa, elle les a déjà vues, lorsqu’il plongeait avec elle pour prendre des photos en apportant des lampes qui vont sous l’eau. Elle les emprunte parfois secrètement, ces lampes, mais pas trop souvent. Si elle se fait prendre, Papa les rangera ailleurs et c’en sera fini des mosaïques.

De toute façon, elles sont bien gravées dans sa mémoire. Juste ici, entre les deux colonnes, c’est celle de la Grande Chasse: plein d’Autres avec des lances qui encerclent un énorme éléphant poilu avec des défenses recourbées. Papa lui a enseigné le nom de cet animal qui n’existe plus, mais elle préfère le désigner dans la langue des Autres: nahak. Le son évoque pour elle l’époque où le village n’était pas dans un lac, où il y avait de la neige partout, même l’été. L’époque des Autres, l’époque des nahak.

Il y a d’autres mosaïques, aussi. Celle des Cavaliers, avec des Autres qui chevauchent de grands chevreuils comme sur les pièces de vingt-cinq cents, les megwar, mais Papa préfère qu’elle dise caribous. Juste à côté, c’est la Petite Chasse, une Autre armée d’un arc, accroupie derrière une butte, qui surveille un gros oiseau au nom compliqué, le lagopède, et plus compliqué encore en langue des Autres, le nirkaneswenshi.

Finalement, il y a son image favorite, la Famille, avec le père et les mères, les enfants, les deux fiers renards blancs et ce drôle de petit animal, perché sur l’épaule du père, une hermine – kir-kira. Ça veut aussi dire « espiègle ».

C’était il y a longtemps, l’époque des Autres. Dix ou vingt fois plus longtemps que les chevaliers ou les pyramides, mais beaucoup moins longtemps que les dinosaures. C’était l’époque de la glace et du vent, quand la Terre était autrement. C’était avant les Amérindiens dans leurs tentes, avant les Inuits dans leurs igloos.

Pendant longtemps, elle a espéré voir l’un de ces Autres qui vivent de nos jours, par-delà la grande forêt de conifères. Elle a cru qu’en passant le plus clair de son temps parmi les ruines, elle finirait par en apercevoir un, ombre furtive surgie d’un âge ancien — elle a déjà poussé la fantaisie jusqu’à s’imaginer le héler afin qu’il se retourne, reviennent sur ses pas et accepte son amitié secrète.

Elle sait désormais que les Autres ne s’approchent plus de leurs ruines. Cela remue en eux des souvenirs qui devraient être joyeux mais qui ne tardent pas à devenir triste. Un peu comme elle, quand elle repense au temps où Maman vivait à la maison.

 

Quand Papa la surveille d’un peu trop près et qu’elle ne peut pas aller au lac, elle aime bien fouiller la grande butte, là où il y a eu un glissement de terrain quand Grand-Papa était jeune. C’est comme une chasse aux trésors, presque aussi amusant que le lac. Elle peut passer des heures à creuser le sol pour chercher des objets qui ont appartenu aux Autres: il y en a plein. Des lames de lance, des pointes de flèches, des bouts de poterie. De petites anneaux d’ivoires – des gahendaa – comme ceux que portent les Chasseurs sur la mosaïque et qui indiquent le rang et la famille du porteur. Et parfois, des trésors encore plus surprenants comme la petite statuette de l’été dernier. Papa a été très fier d’elle. Une Autre en céramique, en jupe courte et seins nus, avec un carquois et une chouette sur le bras. C’est Wenaktara, la Gardienne des Chasseurs. Ils l’ont placée dans une vitrine, au sous-sol, avec la grande statue sévère de Misker, l’Aïeule-Mémoire-des Contes, et une plaque d’ivoire sur laquelle est gravée l’obèse Yrcha, la grosse protectrice des mamans et des bébés.

 

On trouve des os, aussi.

Il ne faut pas avoir peur des os, ce ne sont que des objets, maintenant.

N’empêche, elle n’aime pas beaucoup tomber sur des ossements. Le pire, ce sont les crânes qui semblent vous regarder par-delà le temps avec leurs orbites creuses. Papa a tenté de la rassurer. Il lui a même montré la différence entre le crâne des Autres et celui de l’homo sapiens: ils ont la tête plus plate sur le dessus mais plus prolongée vers l’arrière, une grosse mâchoire carrée, des dents épaisses, de drôles de bosses au-dessus des yeux. Il y a un squelette complet dans le bureau de Papa et on peut voir toutes les autres différences: les épaules si larges, le torse massif, les bras longs. C’est intéressant, mais elle préfère les voir en mosaïque, pour détailler leur étrange visage et leur corps couvert de poils, du cou aux chevilles.

Ça fait longtemps que Papa étudie les Autres. Grand-Papa l’a fait avant lui, et le père de Grand-Papa auparavant. Il connait leur langue, leurs coutumes, leurs légendes, leur histoire. Avant, ils habitaient un plus vaste territoire. Ils avaient même un endroit sacré, l’Athanak, avec une caverne où chaque adolescent se rendait pour y avoir son Rêve et découvrir quel métier il exercerait. Mais c’était avant. De nos jours, l’Athanak s’appelle Desbiens et sa caverne, le Trou de la Fée. C’est idiot, parce qu’il n’y a pas de fée et que c’est davantage une grotte qu’un trou. Les touristes s’y rendent durant l’été, il y a désormais un pont pour y accéder. Du temps des Autres, il fallait escalader la paroi. Papa l’y a emmenée, une fois. Très décevant, avec les belvédères aménagés, les remparts, les toilettes chimiques et tout le bataclan. Et les touristes ne savent même pas ce que signifiait cet endroit pour les Autres. Le guide dit que la grotte fut découverte par des déserteurs, des gens qui ne voulaient pas aller à la guerre et qui se cachaient des autres gens qui voulaient les y contraindre.

La fuite de la conscription, dit Papa. Ça ressemble un peu à l’histoire des Autres.

Eux non plus n’aimaient pas se battre. Chasser le nahak, c’était différent, c’était pour se nourrir, se vêtir, fabriquer des outils en os et des plaques d’ivoire pour Yrcha afin qu’elle protège les bébés. Mais se battre entre eux, ça non. Jamais. Il y avait les aînés pour régler les problèmes. Et quand l’entente était impossible, on déménageait.

C’est ce qui s’est passé quand sont arrivés les Amérindiens et les Inuits. Les Autres n’ont jamais pu s’entendre avec eux, alors ils ont déménagé, encore et encore, jusqu’à ce qu’il ne leur reste qu’un tout petit territoire. Leurs beaux villages ont été abandonnés. Et quand l’époque-de-la-neige-partout s’est terminée, les vestiges des Autres ont disparu dans la boue et les arbres ont poussé par-dessus.

 

Il n’en reste plus beaucoup, des Autres. Seulement quelques familles, réparties à travers les terres qui avoisinent le lac. De temps à autre, quand Papa l’emmène cueillir des bleuets, elle remarque les empreintes de leurs pieds nus dans la boue, leurs grands pieds qui font ressembler les traces de Papa à celles d’un enfant et les siennes, à celles d’un tout petit bébé. Parfois aussi, les talles de bleuets ont été si soigneusement vidées de leurs précieux grains sucrés que Papa marmonne : « Ou bien un ours, ou bien les Autres… » Alors elle s’empresse de scruter les alentours, les yeux avides de repérer un mouvement, une empreinte, voire un objet oublié; mais elle est toujours déçue, car les Autres sont passés maîtres dans l’art de la discrétion.

 

C’est pourquoi elle a été si surprise, tout à l’heure. Il était très tôt, Papa dormait encore et elle n’avait même pas encore décidé à quoi elle occuperait son temps quand elle s’est figée soudainement. Il y avait cette forme velue, à quatre pattes, qui lapait dans le lac. Au début, elle a cru que c’était un ours et elle s’est retenue pour ne pas hurler. Il lui a fallu du temps pour comprendre que c’était un Autre – sans vêtement, sans outil, sans arme. Il l’a dévisagée un moment avant de s’enfuir d’une démarche arquée vers l’avant, ses bras effleurant le sol d’une façon si particulière.

Si animale.

Pour peu, elle aurait cru voir une sorte de grand singe sans queue.

Elle n’a pas compris pourquoi, mais elle s’est mise à pleurer. Elle est revenue en trottinant jusqu’à la maison, où Papa s’était finalement éveillé et sirotait sa première tasse de café de la journée. Il l’a écouté attentivement avant de la moucher et de l’asseoir sur ses genoux. Et quand elle a fini par se calmer, il lui a expliqué ce qu’elle ignorait.

 

Les Autres ont oublié depuis longtemps leurs villages, leurs cultes, leur art et leurs outils. À mesure que les sapiens ont occupé le territoire du Nord, les Autres ont déménagés. Bien vite, ils ne sont plus restés que deux ou trois générations au même endroit. Des villages de pierre, ils sont lentement passés aux huttes de branchages, puis aux tentes en fourrure. Ils sont devenus nomades. À la longue, ils étaient trop isolés et trop peu nombreux, alors la survie s’est muée en une obsession constante, omniprésente. Ils n’ont plus eu le temps de tailler le silex, donc ils ont affûté des épieux. Ensuite, ils n’ont plus chassé du tout. Ils ont vécu de cueillette et de trappage. Puis, quand même leurs sentiers à collets ont été trop proches des sapiens, ils n’ont plus trappé. Ils sont devenus charognards.

Comme désormais ils ne chassent plus, ils n’obtiennent plus de fourrure – fini alors les tentes, qu’ils ont troquées pour des terriers. Fini aussi, les vêtements.

Et fini la civilisation.

 

Assise sur les genoux de Papa, elle écoute attentivement et elle est déçue. Si déçue qu’elle a envie de pleurer encore. Elle s’est toujours figuré qu’il y a un autre village, profondément dans la forêt, où les Autres mènent leur vie comme jadis, avec leurs légendes, leurs chants et leurs caribous dressés. Mais ils vivent davantage comme des ours ou des renards, désormais. Ils se cachent instinctivement des humains. Et ils ne fabriquent plus d’outils, plus d’armes, plus rien.

Ils savent encore parler leur langue, un peu. Assez pour que l’arrière grand-père soit parvenu à les comprendre et à se faire comprendre. Mais ils n’aiment pas se servir du langage. Cela remue en eux des souvenirs ancestraux qu’ils préfèrent garder endormis. L’essentiel de leurs mythes, de leur vocabulaire, l’arrière grand-père ne l’a même pas appris des Autres, mais de quelques vieillards Amérindiens qui tenaient ces informations d’autres vieillards.

Alors qu’elle sent les sanglots lui remonter dans la gorge, Papa lui explique que les choses ne seront peut-être pas toujours ainsi. Peut-être que, quand nous ne serons plus là, ils recommenceront peu à peu à arpenter le sentier de la civilisation. Au début, elle pense qu’il veut dire « quand elle et lui ne seront plus là », mais il précise que c’est plutôt « quand les sapiens ne seront plus là ». Peut-être que ça arrivera un jour, peut-être que ça n’arrivera jamais. Mais c’est ce que les Autres attendent. S’ils nous survivent, le territoire sera à nouveau à eux. Ils n’ont qu’à patienter, et le temps passe plus vite quand on pense le moins possible, quand on est un animal, ou à peu près. On peut comparer leur civilisation à une marée. Durant l’ère glacière, elle était à la marée haute. Puis nous sommes arrivés et elle a reculé en marée basse. Mais un jour, le flux reviendra; Papa croit même qu’elle a commencé à remonter, leur marée. Mais ce ne sont pas des pensées pour une petite fille. Elle ferait mieux d’aller jouer.

 

N’empêche. Alors qu’elle échappe à la surveillance de Papa pour aller au lac, elle se rend compte qu’elle n’a plus envie d’y plonger. Le lac ressemble à la mer d’une manière qu’elle n’aime pas beaucoup.

Sa façon de regarder les ruines a changé, mais elle n’arrive pas encore à exprimer clairement son sentiment.

Peut-être qu’il aurait mieux valu qu’ils disparaissent totalement, les Autres. Elle a honte de le penser, mais soudain ils provoquent en elle un curieux malaise.

Peut-être qu’elle n’aime pas l’idée d’être si aisément substituable.

 

Du coup, elle comprend qu’elle ne plongera plus dans le lac.

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