Du clonage considéré comme un des beaux-arts, de Mario Tessier

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(clic) … en recherches stériles. Ce cul-de-sac conceptuel dans lequel les intelligences artificielles s’étaient engagées conduisit les artistes humains et non humains à l’abandon de 1’esthétique fondée sur les formes de vie inorganique.

Nous pénétrons à présent dans la salle dédiée aux bioplasticiens (vers 2035-2090), le mouvement artistique qui caractérisa la sculpture organique durant la seconde moitié du XXIe siècle. Cette école se développa sous la double impulsion de la commercialisation massive de méga séquenceurs d’ADN et de la disponibilité croissante de matériau biosynthétique de bonne qualité.

La première période bioplastique est dominée par Alexis Doringer (1994-2097), dont l’esthétique dépouillée s’inspire des investigations effectuées dans le domaine de la guerre bactériologique et de la génétique industrielle du début du siècle. Ses principales œuvres, Bacille de la peste bubonique, Variance gamma du virus de l’Ebola, Sans titre XIX, Hécatombe I, II et III, demeurent des classiques du genre. Comme vous pouvez le voir/appréhender/grokker, les structures microscopiques sont d’une facture exquise et d’une grande élégance formelle. Le style bouillonnant d’énergie créatrice, mais retenue, de Doringer influencera d’ailleurs les courants alternatifs du pseudo-figuratif organique et donnera naissance à l’école traditionnelle… S’il vous plaît, Mespersonnes de Zêta Réticuli, ces cultures ne sont pas censées être ingérées/absorbées/échantillonnées. Le restaurant du musée offre des aliments expressément préparés pour votre physiologie.

Hum… Le grand maître de la seconde période bioplastique, Gustav Thorvald (2011-2059), abandonne le minimalisme radical de ses prédécesseurs et inaugure une expression sculpturale plus conventionnelle, basée sur des canevas zoomorphiques. Sa première série, intitulée Grands disparus, ne connaît qu’un succès de chapelle, qui lui vaut néanmoins l’intérêt des critiques européens. Il ne commença à se faire connaître du grand public qu’avec son premier cycle de Chimères (2041-2046), dans lequel on relève plusieurs œuvres remarquables de cette période: Licorne d’abondance, Griffon de bouteille, Basilic et épices, Phénix Felix. J’attire plus spécifiquement votre attention sur la signature fractale de l’artiste dans les plumes et écailles. Le rendu très net de ces détails organiques provient d’une technique artisanale de clonage très minutieuse, que les procédés de duplication contemporains ne peuvent imiter qu’imparfaitement.

Thorvald atteint le sommet de son art avec son cycle de Chimères II (2054-2059), dont font partie les Harpies, le Centaure, les Gorgones, le Minotaure, le Sphinx, dont l’original se trouve maintenant au Musée du Caire. Le début de cette série couronne chez Thorvald un maniérisme dont il ne pourra plus se défaire, jusqu’à sa mort prématurée, aux griffes d’une de ses fabrications les mieux réussies. Notez le caractère baroque des dernières productions, surtout sa collection de Golems bleus (fin 2058), à votre droite.

Je vous prie de respecter le cordon du champ de force, certaines créations sont particulièrement féroces.

Le second cycle chimérique, avec ses monstres hybrides mi­humains — notamment La Méduse sur le radeau (dont vous pouvez d’ailleurs vous procurer une réplique grandeur nature à la boutique du musée) —, exerça un ascendant indiscutable sur l’orientation de la mouvance psychosomatique. En effet, les figuristes de l’École dite des clones (vers 2055-2075) s’efforcèrent dorénavant d’inclure des caractères humains dans la nouvelle plastique organique.

Parmi les artistes les plus représentatifs de cette période, citons Xavier Tremblay (2020-2171), qui obtient un rare succès commercial avec ses Bonsaï pets, des spécimens de méga-faune (éléphants, bisons, grizzlis, girafes) génétiquement modifiés pour être de petite taille et dont les instincts artificiels s’apparentent à ceux des animaux de compagnie. Toutefois, ses plus belles productions font partie de sa suite Myrmidons (2063-2064). Le musée possède plus de cinq mille de ces petites créatures, dont la similitude apparente dissimule une grande diversité de structures génétiques et de conduites comportementales.

S’il vous plaît, ne nourrissez pas les œuvres. Ces aliments centauriens ne sont pas comestibles pour les formes de vie carbonées. Merci.

À votre gauche, vous pouvez voir/011100101011/pressentir les œuvres de maîtres mineurs, tel que Francisco Ximenez (2022- ?), connu surtout pour sa période mythologique (2064-2068): les Sylphes, les Nymphes, les Satyres, les Sirènes, les Salamandres. Nous possédons plusieurs créations datant de sa période religieuse, notamment son cycle Anges et démons (2071-2072) dans lequel il fit un retour à la foi catholique après une crise existentielle qui le marqua profondément. Appréciez, je vous prie, la parfaite texture et le caractère léché de Gabriel et, ici, le gracieux modelé de cette aile d’Umbriel, de même que le langage symbolique complexe de l’œuvre. Permettez-moi de m’arrêter devant Belzébuth afin que l’on puisse contempler le fini organique de cette création. Oui madame ? Pardon, je vous entends mal à cause des hurlements… Parlez plus fort, s’il vous plaît… Certainement, les pustules et les flammes sont authentiques. Chez Ximenez, le matériau biosynthétique est toujours de première qualité. Ce tissu organique devrait durer encore plusieurs siècles, sans restauration aucune.

Imitateur talentueux de Ximenez, Conrad Couffin (2010-2086, Clone Alpha 2086-) est demeuré célèbre pour son cycle monumental des Titans (les Hécatonchires, les Cyclopes, etc.). Les Annexes Bronfman, Messier et Lamontagne du musée, qui leur sont dédiés, ne contiennent malheureusement que des copies quantiques. Les originaux reposent, depuis quelques années, dans une collection privée au Japon.

Citons brièvement Xiao Xiao (2030-2071), un des artistes les plus doués du XXIe siècle. Sa courte existence n’a laissé qu’un corpus réduit mais dont les exégètes n’ont pas encore épuisé toutes les facettes complexes. Sa renommée tient surtout à sa série Tyrans d’autrefois et d’aujourd’hui, dans lesquels on pouvait admirer les clones reconstitués à partir des reliquats d’ADN, récupéré sur les dépouilles et les objets personnels des despotes et dictateurs disparus. Son Hitler (2069) et son Napoléon (2070) étaient particulièrement ressemblants, semble-t-il. Malheureusement, en proie à une crise dépressive, l’artiste a détruit toutes les productions de cette période. Notez cependant que la boutique du musée offre en guise de souvenirs des enregistrements en réalité virtuelle de cette série, à prix très abordables.

J’aimerais maintenant attirer votre intérêt sur notre exposition permanente des œuvres d’un artiste local, le Dr Jean-Baptiste Gray (2018-2107), qui, toute sa vie, puisa son inspiration dans son propre protoplasme. Son premier projet important, intitulé Arc-en-ciel Gray, se compose d’une trentaine de clones de lui-même, dotés de couleurs de peau variées. Personnellement, j’ai toujours eu un faible pour le bleu cobalt, oui, celui-là, près de la sortie d’urgence. Ne faites pas attention à leurs grimaces, ils aiment les visiteurs, mais ils sont demeurés un peu gamins. Une de ses collections les plus populaires, les Mutants (2069), comprend des variations sur le thème de l’environnement; ses clones mutants étant génétiquement modifiés pour vivre sous l’eau, dans le vide spatial, dans les régions polaires, etc. En passant, je voudrais vous mettre en garde contre les excellents faux Gray qui abondent sur le marché martien. Gray surprit les critiques quelques années plus tard avec sa période décorative. Son installation Gray en morceaux, où l’artiste expose des parties de son corps, des membres découpés et multipliés, mais toujours vivants et exécutant des tâches simples, fit naître une courte mode de la décoration organique. Dans les trente dernières années de sa vie, il entreprit de s’exposer lui-même comme sa propre œuvre d’art, un geste controversé qui génère encore des discussions passionnées chez les historiens de l’art.

Nous arrivons maintenant à la dernière grande phase du mouvement bioplasticien, que l’on appelle communément le Cercle nietzschéen (vers 2070-2090). Après avoir exploré l’esthétique humaine, les sculpteurs organiques se sont tournés vers la création post-humaine.

Un des artisans de la première heure, Joseph Schmidth (1994-2075, CyberAvatar 2099- ) avait montré la voie en produisant des œuvres puissantes, d’une grande richesse d’inspiration, comme les organismes proto-vivants Ur-Lebewesen (2043) et Kreatur (2046), annonciatrices des créations audacieuses qui allaient marquer la fin du XXIe siècle.

Les exemples les plus accomplis de cette période sont à présent hébergés au Louvre, au Guggenheim et au Ka’Poulthan de Titan. Le musée possède tout de même quelques belles productions du dernier grand maître bioplasticien, Hans Goëdel Kürt (2042- ). Le plus représentatif des artistes de cette fin de cycle, Kürt expérimenta avec les potentialités évolutives du matériau biosynthétique. Ses créatures post-humaines, d’une grande élégance formelle, évoquaient la projection future du protoplasme humain dans les millions d’années à venir. Les historiens de l’art parlent de cette période comme d’une vision préraphaélite du devenir transhumain, la phase romantico-onirique de la tradition sculpturale occidentale. Vous consulterez/traduirez/intuitionnerez avec profit mon modeste opuscule sur le sujet: «Contributions à l’étude d’une herméneutique physiologique chez les bioplasticiens évolutionnistes de la Neue Naturphilosophie», disponible en plusieurs langues et modes de transmission télépathique à la boutique du musée.

Aujourd’hui reconnu pour son génie, Kürt travailla pendant la plus grande partie de sa vie dans l’obscurité, ses productions appréciées seulement dans les galeries spécialisées de la Côte Ouest. Cette clandestinité fut brisée par le scandale entourant ses deux créations les plus célèbres. Rappelons, pour la petite histoire, que l’artiste expérimentait alors sur le thème classique de l’ontogenèse récapitulant la phylogenèse. Ainsi, dans Évolution 1 (2077-2098), on voyait une cellule primordiale se métamorphoser de l’état d’eucaryote vers la condition humaine en gravissant toutes les étapes phylogénétiques intermédiaires dans la chaîne évolutive. La Ligue fondamentaliste des Mondes chrétiens prit position lorsque l’œuvre atteignit la condition de proto-hominien en 2089. L’hostilité qui s’ensuivit força bientôt l’artiste et sa création à se réfugier dans une des colonies spatiales de l’enclave indépendante de Lagrange 5. Malheureusement, l’artiste n’eut pas le temps de sauver sa seconde œuvre du vandalisme lorsqu’un manifestant crypto-baptiste détruisit à l’acide moléculaire Evolution II (2079-2089), une pièce où la malléabilité évolutive du matériau biosynthétique avait été programmée pour progresser vers un état métahumain, point oméga de la matière, inspirée des antiques thèses de Pierre Teilhard de Chardin (1881-1955).

Mais bien avant l’affaire Kürt, le public avait commencé à se désintéresser du langage morphogénétique, devenu un carcan esthétique étouffant pour des sensibilités libérées de la tyrannie de la matière. Il était évident pour beaucoup que l’ère de l’incarnation biologique était désormais révolue. Les derniers soubresauts de la sculpture organique, qui tenta sans succès le passage du mode figuratif au mode abstrait, ne durèrent guère plus qu’une décennie et ne rencontrèrent que l’indifférence générale. La diaspora bioplastique avait vécu.

C’est à cette époque, dans les dernières années du XXIe siècle, que les sculpteurs se tournèrent alors vers les possibilités offertes par la cosmologie quantique. En effet, les développements survenus dans les applications pratiques de l’effet Minkowski permirent la manipulation de la géométrie spatiale du cosmos lui-même et la création d’univers ayant des règles topologiques inédites, comme nous le verrons dans la prochaine salle, consacrée aux créateurs… (clic)


Première publication: Solaris 146