Navices, d’Yves Meynard et Francine Pelletier

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Avec un geignement sourd, la vieille se redresse, porte une main au bas de son dos pour masser l’endroit douloureux, et l’autre main en visière devant ses yeux pour les protéger des ultimes rayons du couchant. Il perce le toit de nuages, le soleil, tout soudain, juste à la limite de l’horizon, là où le ciel et la mer se confondent, il étire ses dards rouges qui blessent les yeux de la vieille. Elle cligne furieusement des paupières. Sa vue baisse de jour en jour. Ses oreilles sont toutes remplies du ressac. Son corps usé gémit de partout. Aujourd’hui, l’air est si chargé d’embruns que la vieille croit respirer la mer. La mer.

Là-bas, forme arrondie, l’épave se fait indistincte. La vieille devine la ligne sombre de la cassure, parce qu’elle sait où la chercher, mais l’épave se dérobe à son regard flou. La plage s’étale, grise et sèche. C’est le temps des eaux-folles, la conjonction des deux lunes qui ne se produit qu’une fois par décennie et amène des marées extravagantes. Hier soir, les eaux se sont avancées presque jusqu’à la cabane, toute la côte était noyée ou presque. Maintenant, la mer a reculé bien au-delà de la limite habituelle: une vaste étendue de vase s’étend passé la plage; des algues s’y dessèchent; des dizaines de fondules, faits prisonniers dans des flaques qui se sont ensuite vidées, suffoquent en se tordant spasmodiquement. Le ciel se rapproche; il va pleuvoir cette nuit.

Soupirant, la vieille s’accroupit à nouveau pour tisonner le feu prisonnier d’un cercle de galets ronds. Au-dessus de ce foyer, l’eau bout dans une marmite en métal suspendue à un fil de fer accroché à des morceaux de bois réunis en trépied. Le feu ronge lentement le trépied. Un jour, la marmite tombera dans le feu. Elle l’éteindra. Comme le temps va éteindre le feu de la vie en la vieille.

 

— Fal-co-né-o!

Elle a lancé l’appel, une main en porte-voix. Debout sur le seuil de la cabane de guingois, la vieille elle-même est bancale, une de ses jambes tordues est plus courte que l’autre. Sa voix se perd; la mer veut noyer son appel. «Fal-co-né-ooo!»

Un cri lui répond, assourdi par le ressac. D’abord lointain, ce pourrait être l’appel aigu d’un blanconque, ou bien l’écho qui se répercuterait tout là-bas, contre l’étrave à la peau fendue. Puis, le cri devient mots.

— Alona, ils arrivent!

— Arrive, toi, chenapan!

Il n’a pas entendu, bien sûr, elle n’a pas haussé le ton, et puis de toute manière il n’écoute pas. Il court vers elle, et ses pieds nus font jaillir le sable tout autour de ses maigres mollets.

— Ils arrivent, Alona, ils arrivent!

Il déboule, silhouette malingre, et le feu grésille pour protester contre l’assaut du sable.

— Où as-tu été encore fureter, graine de navice? Est-ce que je ne t’ai pas raconté ce qui arrive à ceux qui approchent des épaves?

— Les najars, halète le gamin, ils vont venir, je les ai vus.

La vieille étire une main décharnée pour souffleter le visage que la course a rougi.

— Menteur de petit bâtard! On ne se moque pas de la légende!

Le gamin tressaille à peine sous la gifle.

— C’est vrai. Ils ont quitté l’épave. Regarde.

La vieille consent à baisser les yeux. Entre les paumes salies repose un petit hypris lové sur lui-même, la tête dressée bien droite, crocs acérés pointant hors sa gueule entrouverte. La vieille émet un hoquet de surprise. Une main sur l’œil d’albelle qu’elle porte au cou — son talisman—, elle a esquissé un geste de recul. Le gamin rit, puis il saisit l’hypris par la tête et le soulève. Le corps se détend à peine, le cercle de ses anneaux se relâche juste un peu.

— C’est un bracelet, regarde…

Le gamin étire l’hypris — de métal? La vieille se refuse à y toucher. Elle s’est détournée, furieuse, retirant d’un geste brusque la marmite où mijotait un bouillon de racines. Le gamin se colle à elle, cajoleur.

— Alona… Regarde, il n’y a pas de danger. Je l’ai trouvé dans la vase, au milieu des fondules, il était peut-être enterré là depuis des siècles!

La vieille tourne brièvement la tête vers lui, puis elle gronde, mâchoire serrée:

— Jette-le.

Le gamin trépigne de joie.

— Alors c’est aux najars, dis-le, Alona! C’est aux najars! C’est à eux!

— Ce n’est qu’un débris pourrissant.

— C’est un bijou!

Le gamin, comme s’il craignait soudain qu’elle ne le lui arrache, serre l’objet contre sa poitrine.

— C’est un bijou, et je vais monter jusqu’à la route, et guetter les montejaks, et le vendre aux caravaniers, et on aura de la farine et du miel, et tu feras des gâteaux, tu verras!

 

Il pleut. Dans la nuit noire de pluie, les bruits d’eau bercent le sommeil d’Alona, lui tirent un ronflement inégal. Entre le vacarme du ressac et les trombes du ciel ouvert, Falconéo n’a pas sommeil. Il serre contre son cœur l’objet qu’il a tiré du sable, tout à l’heure.

Bientôt. Il en est sûr. Il verra le lent défilé des montejaks, dans le creux tout en haut des rochers, sur la route abritée du vent, hors de vue de la mer. Quand la pluie cessera, cela signifiera que le temps de la caravane est venu. Falconéo sait les nuits et les jours qu’il faut pour aller d’Argée à Cérona, puis de Cérona à Argée, et le beau temps qu’il faut pour reprendre la route d’Exarée. Il guettera.

Les caravaniers s’arrêteront. Ils le connaissent. Gralta, la meneure de montejaks. Évanno, le chef. Et Ajésila, le prince-marchand. Il leur fera signe, ils arrêteront.

Bien sûr, il aura les coquilles de nautes qu’Alona et lui ont ramassé durant le retrait des eaux. Il aura les colliers qu’ils ont enfilé tous les soirs, et les éclats de nacres dont les navices font leur boucles d’oreilles, celles qu’ils portent pour afficher leur mépris des tenans, les métaliers, ceux qui grattent la terre pour en tirer leur pitance. Ils prendront les coquillages, les navices, mais ils prendront aussi l’hypris. Ils n’en auront pas peur, eux, pas comme la pauvre Alona, moitié navice et moitié métalière, et trop bête pour jouer ses origines les unes contre les autres. Il ne sera pas stupide comme Alona. Un jour, il prendra la route d’Exarée. Ajésila lui donnera une boucle de nacre. Il sera un prince-marchand. C’est pour ça qu’il n’a pas peur des najars, lui. Les navices ne craignaient pas les najars, quand ils étaient maîtres de la mer…

La poitrine meurtrie par les anneaux de l’hypris qui s’enfoncent dans sa peau à chaque respiration, Falconéo s’endort. Il rêve à l’épave. Un jour, il ira jusqu’à la cassure. Elle s’ouvrira, vomissant pour lui des trésors…

Le bracelet-hypris frémit dans sa poigne, et se resserre imperceptiblement autour de ses doigts.

*

Le regard de Montejak est vide, vide comme celui d’une figurine de pierre peinte. Arcadius regarde son dieu face à face, et il ne voit qu’une statue. Il complète le rite, scrupuleusement, s’assure que le sacrifice est entièrement consumé, récite la litanie finale, referme les portes de métal ouvragé et les verrouille avec la petite clef de bronze qui est l’une des marques de son office.

Puis Arcadius enfouit son visage dans ses mains et laisse libre cours à sa peur. Celui qui regarde une idole n’y voit que le reflet de son âme; si Montejak n’est plus qu’une statue, n’est-ce pas parce qu’Arcadius a perdu la foi?

Comment savoir? Arcadius a été élevé toute sa vie pour devenir prêtre; sa mère l’a offert à Montejak, il marchait à peine; et il a étudié si longtemps avant d’être ordonné… Tant d’années de carrière, pour en arriver à la perte de sa foi — ou peut-être seulement à une crise, oui, c’est cela, une crise spirituelle. Arcadius veut croire, il veut continuer à vénérer Montejak et honorer les autres dieux d’Exarée. Il veut que sa fille vive, et si les dieux ne la sauvent pas, qui le fera?

Arcadius retire sa robe, ses sous-vêtements. Nu, prostré, il implore Dieu, Dieu le Père, Créateur des Mondes, Celui qui règne, invisible, sur l’humanité, entouré des deux cent cinquante-six dieux-animaux qui le servent. Il demande à Dieu de lui redonner sa foi, qu’il puisse prier pour que sa fille vive. Arcadius déverse toute sa peur et tout son amour pour sa fille dans sa prière, et reste longtemps prostré, dans l’attente d’un signe. Il sent le soleil jouer sur sa peau, un courant d’air caresser sa cuisse. Un insecte bourdonne dans la pièce. Le signe ne vient pas.

*

Néhémie dort dans sa grande chambre pleine de présences. Elle rêve des rêves de fièvre, des histoires infiniment compliquées où elle doit résoudre une énigme qui change à chaque fois qu’elle fait un pas vers la solution, des poursuites à travers des forêts antiques où le soleil ne parvient jamais jusqu’au sol tant le feuillage est dense, des rencontres avec des personnages terrifiants qu’elle connaît depuis sa naissance, sinon avant, et qu’elle oubliera pourtant l’instant d’après, et toujours, tout le temps, marquant la mesure, le lointain tambour de son cœur, chaque lent battement répercuté à travers son univers onirique.

Néhémie rêve, et se débat dans son lit, couverte de sueur. Exarée cuit sous le soleil reflété par les dix mille surfaces de métal poli qui s’élèvent, s’entrecroisent, s’avancent dans la mer, un récif d’acier. Néhémie, au milieu d’Exarée, en haut d’une des plus hautes tours, la demeure du prêtre, sent la chaleur la pénétrer, l’affaiblir encore davantage.

L’eau salée ronge le métal d’Exarée, ternit les surfaces, sape les fondations. Dans deux ou trois siècles, il ne restera rien de la ville des tenans sinon des chicots d’acier lépreux et de longues traînées de rouille sur le sable de la côte. La maladie ronge les chairs de Néhémie, ternit l’éclat de ses yeux, sape sa vitalité. Elle en mourra, elle aussi. Et il n’y a rien à faire: la sinarce est aussi vieille que le monde, et tout à fait incurable. Chaque jour qui passe laisse Néhémie un peu plus faible. Quand elle était petite, elle dormait un tiers du jour, à peine, se levait avec le soleil même en été, pour voir s’envoler les albelles dans la lumière montante. Maintenant, les choses se sont inversées. C’est à peine un tiers du jour qu’elle parvient à rester éveillée, et il y a longtemps qu’elle n’a pas vu l’envol des albelles.

*

Ajésila descend de son palanquin se dégourdir les jambes, essuie son front trempé. Il fait encore plus chaud aujourd’hui qu’hier. La caravane s’étire le long du ruban de la route, quatre-vingt montejaks chargés, soixante hommes et femmes. Il n’y a presque pas d’ombre: il pousse bien des ralpes tout le long de la route, mais ces damnés arbres sont minces comme des fuseaux. Lorsqu’ils bloquent l’éclat du soleil, c’est l’espace d’une seconde, à peine. Au-delà de la route, la végétation est plus dense, mais ce ne sont que buissons, vignes rampantes et hautes herbes; un avant-goût de la steppe.

Ils seront bientôt à Exarée; au coucher du soleil, ou un peu avant. Ils feront de bonnes affaires: les gens d’Exarée sont riches; pas seulement les navices, mais aussi les métaliers. Puis ce sera le retour à Argée, et d’Argée à Cerona, et alors enfin Ajésila pourra quitter la caravane, rentrer chez lui, dans le Ventelande, retrouver sa femme et son jeune fils, pour quelques mois. Il regrette qu’Onaïla ne soit pas venue avec lui; il aurait bien besoin d’entendre sa voix, ses plaisanteries ironiques. Il n’a pour se la rappeler qu’un portrait, qu’elle a peint elle-même.

Quelqu’un est monté jusqu’à la route, escaladant la falaise basse qui donne sur la vaste grève et la mer; il court vers la caravane, agitant les bras et criant. Ajésila, après quelques instants, le reconnaît: Falconéo, un des parias qui vivotent ici, en marge d’Exarée. Ils sont peut-être une cinquantaine: quelques fous, quelques blasphémateurs que les prêtres n’ont pu se résoudre à condamner au supplice, mais surtout des hybrides, issus d’accouplements entre navices et métaliers, enfants abandonnés dès leur naissance pour mourir, mais qui parfois s’accrochent à la vie et réussissent d’une manière ou d’une autre à faire leur chemin jusqu’ici.

Falconéo a reconnu Ajésila et s’approche de lui à grands pas. Des gardes veulent s’interposer, rendus nerveux par la chaleur; Ajésila leur signale de laisser passer le garçon. Il s’est pris d’une vague amitié pour lui, à force de le rencontrer ici plusieurs fois par année. Gralta, la meneure de bêtes qu’ils ont perdue à Argée, accueillait aussi le garçon avec indulgence. Il a toujours de jolies coquilles de nautes, qu’Ajésila lui achète sachant qu’il n’en tirera guère de profit; mais il est des lois plus importantes que celles de l’argent, et le tissu de la civilisation impose des exigences à ceux qui souhaitent sa survie.

— Prince, salut! dit le garçon en s’inclinant gauchement.

Ajésila lui sourit, les paupières baissées dans l’attitude de l’acheteur.

— Prince, reprend Falconéo, j’ai des belles choses pour vous. Des coquilles de nautes, et puis douze colliers, et des gros morceaux de nacre…

Il tend un baluchon de toile, l’ouvre pour étaler ses richesses. Ajésila jauge le tout d’un œil exercé; comme la dernière fois, il y a du bon et du moins bon. Il se rappelle le prix qu’il a payé, et s’apprête à faire une offre, mais l’expression du garçon l’arrête.

— Il y a quelque chose d’autre?

— Oui, Prince, dit Falconéo dans un murmure. Quelque chose aux najars.

Ajésila hausse un sourcil. Qu’a bien pu trouver le garçon pour s’imaginer que cela appartenait aux najars? Il soupire intérieurement. Si c’est le moindrement marchandable, il en offrira un petit quelque chose. Tous les enfants ont droit à leurs rêves.

Falconéo fait un pas de plus vers Ajésila, tire un objet de sa blouse déchirée et, le tenant au creux de ses paumes, le présente au prince-marchand.

Ajésila frissonne. C’est un bijou finement ouvragé, représentant un hypris plus vrai que nature. Le métal affiche toutes les nuances du gris, poli comme un miroir par endroits. Ce n’est pas l’action aléatoire des éléments qui en est responsable, mais bien l’intention de l’artiste. Le métal ne peut être que de l’archédoine, qui ne ternit jamais. Donc il s’agit bel et bien d’une œuvre de najars.

— Regardez, Prince, c’est un bracelet. Il s’étire pour s’adapter à la taille du poignet.

Le garçon le passe autour de son poignet poussiéreux. Les anneaux du bracelet s’ajustent parfaitement. La tête de l’hypris est dressée, ses deux crocs acérés étincellent au soleil. On le croirait vivant.

Ajésila s’humecte les lèvres. L’objet vaut une fortune; les lois de l’argent exigent qu’il roule l’enfant, insistent que ce n’est même pas malhonnête de le payer une fraction de la valeur de l’objet: après tout, il ne pourrait même pas en imaginer la valeur, et que lui servirait d’être riche?

Pourtant, Ajésila pense à sa femme, et à celui qu’il était dans sa jeunesse, et il ne peut se résoudre au mensonge qui s’impose.

— C’est un très bel objet, dit-il. Demande-moi ce que tu veux en échange.

Falconéo hésite, puis se décide à dire, la voix tremblante:

— Je veux trois sacs de farine, et une jarre de miel, et… et une boucle de nacre.

— Tu en es sûr? C’est vraiment ce que tu veux?

— Oui, Prince.

— Si je te donne une boucle, cela ne fera pas de toi un caravanier.

Ni un navice, ajoute-t-il en lui-même, mais le garçon ne comprendrait pas même s’il le disait tout haut.

— Je sais, Prince. Mais je veux quand même la boucle.

Ajésila hoche la tête, tend la main droite, paume vers le haut. Le garçon trace une croix sur la paume du Prince, scellant le marché. On lui apporte la farine, la jarre de miel, et Ajésila lui-même ouvre une cassette de bois blond et en sort une boucle d’oreille de nacre. Falconéo retire l’anneau de bois grossièrement taillé de son lobe droit et Ajésila y ajuste la boucle de nacre.

Puis il regarde l’enfant s’éloigner, chargé de sa farine et de son miel, mais rendu léger par le symbole qu’il arbore à son oreille. Un symbole auquel il n’a pas droit et que quiconque à Exarée lui arracherait en le voyant. Navices comme tenans, aucun ne pourrait accepter le blasphème. Mais tous ont droit au rêve. Ajésila ne l’a pas floué. L’enfant a acheté, contre le bijou de métal antique, une ration de bonheur; il n’existe rien de plus précieux.

Ajésila montre l’hypris à Évanno, lequel ouvre des yeux ronds. Puis il l’enferme dans son coffre personnel. Évanno le regarde faire, l’air soucieux.

— Crois-tu que tu aurais dû acheter cela, Prince? demande-t-il enfin. Ce qu’ont fabriqué les najars est souvent porteur d’une malédiction.

— Même si c’était le cas, elle ne peut nous atteindre, répond Ajésila. Nous avons abandonné la mer depuis longtemps; nous sommes fils et filles de la steppe, et les najars ne hantent plus nos rêves.

Malgré l’assurance de ses mots, il a enfermé l’hypris avec soin, et verrouillé le coffre à double tour. Sa race prétend se distinguer des navices, mais il sait qu’ils n’en sont encore séparés que par douze générations. Combien de temps perdurent les malédictions?

À l’intérieur de l’enceinte obscure, le bracelet de métal bouge, assume un instant la forme d’une double hélice avant de redevenir un simple cercle, l’extrémité de la queue tout contre la gorge.

*

— Les plus beaux tissus apportés par les caravanes, Votre Douleur.

— Ce filet de roussot vous fondra dans la bouche, Officiant!

Arcadius poursuit son chemin, sourd aux exhortations des marchands. La foule se presse aux étals; il faut y jouer du coude pour avancer, pourtant on s’écarte devant le prêtre, on baisse le front en signe de respect, même si après son passage les murmures courront. Sa fille… La sinarce, eh oui, il a beau être prêtre… Les plus humbles diront: La pauvre enfant. Les plus cyniques: La mère a filé avec une caravane, on n’a jamais su pourquoi… Alors, vous pensez qu’il tient à la petite! Arcadius serre le poing, celui que dissimule un repli de sa robe.

Voici les éventaires des parfumeurs et des apothicaires. On s’incline bien bas, ici. Arcadius a déjà enrichi tant de fabriquants de cures, tant de pourvoyeurs d’offrandes… Mais il n’a pas perdu espoir de découvrir le remède, la chose, l’objet précieux qui abaissera sur lui la grâce de Montejak et guérira sa fille.

— Sentez-moi ce parfum d’aigrale, Père, il m’est arrivé ce matin d’Argée…

Arcadius a ralenti le pas, il s’arrête, appâté malgré lui par ce nouveau mirage, se penche sur le petit flacon d’ambre que le marchand tend vers lui; il renifle avec prudence, déjà grisé par les effluves qui émanent de l’étal. Tandis qu’il respire la fragrance envoûtante, son attention est attirée par des éclats de voix. Il tourne la tête, aperçoit deux hommes qui discutent à grand renfort de gestes. L’un d’eux est un orfèvre à qui Arcadius a déjà acheté maints talismans de métal précieux pour l’autel ou pour la chambre de sa fille. Et son interlocuteur, Arcadius le reconnaît avec surprise, l’autre, c’est l’un de ces princes venus des steppes, descendant des fiers et orgueilleux navices qui de tout temps ont conservé leur mainmise sur le commerce, même après la révolte des najars… L’un des maîtres de ce monde. Un maître maudit.

Écartant le flacon que le parfumeur offre avec patience, Arcadius se redresse, il s’approche des deux hommes. L’orfèvre ne vend pas sa marchandise sur des chariots, sous de simples auvents. Son étal prend place au fond d’une boutique bien éclairée par des fenêtres qu’on ferme la nuit par de solides volets. À travers l’une de ces ouvertures, Arcadius contemple le prince, qui tient un coffret ouvert devant lui, un coffret que l’orfèvre repousse d’une main véhémente.

Soudain, les deux hommes se taisent: ils viennent d’apercevoir le prêtre, qui projette sur eux son ombre. L’orfèvre s’incline, obséquieux.

— Gloire au Père Tout-Puissant.

Le prince, lui, ne souffle mot, son regard aigu comme une lame fixé au visage d’Arcadius. Le prêtre hésite. Malgré tout le respect qu’on lui porte, il n’a jamais montré tant d’audace.

— Puis-je… voir ce que tu apportes, Prince?

L’orfèvre a un geste de recul mais le prince-marchand, impassible, tourne vers la fenêtre le coffret qui semblait au cœur de la discussion.

Sur un rectangle de tissu mauve repose un petit hypris, tête dressée, crocs brillants. Fasciné, Arcadius se penche par la fenêtre, appréciant la reproduction parfaite — en archédoine! —, le métal souple du corps placé en cercle pour former un collier ayant la tête de l’hypris pour unique ornement. L’objet est ancien, d’une facture plus qu’humaine: une œuvre de najars.

Et soudain il a la révélation. Le voilà enfin, le signe qu’il avait quémandé. Un collier à ce point parfait qu’il est digne d’être une idole; une idole d’Hypris, dieu de la guérison comme Montejak est dieu du commerce ou Albelle déesse du ciel. Le talisman qui pourra sauver sa fille, il l’a trouvé.

Arcadius tend la main, non pour toucher l’objet, mais pour le désigner du geste de l’acheteur. L’orfèvre secoue la tête, l’œil effrayé. Le prêtre respire avec peine, sans pour autant pouvoir reculer. Blasphème que cet achat? Lui, un prêtre de Montejak, pourrait-on l’accuser de se vouer à Hypris? Peu lui importe.

— Prince, que demandes-tu en échange?

*

Néhémie dort les yeux ouverts. Elle sait qu’elle dort — que fait-elle d’autre depuis si longtemps? La sueur brûle ses paupières. L’air immobile semble émaner d’un four. Néhémie reste sans bouger, une main étendue sur les draps, l’autre posée sur la tête de l’hypris qui repose au creux de son cou, à la fois lourd et léger. Tout à l’heure, elle a rêvé du collier. L’hypris rampait sur son corps, il la humait, buvait sa sueur à même la peau, se coulant le long du ventre qu’il faisait frémir d’un étrange plaisir, puis entre les petits seins d’enfant comme une main caressante, il s’arrêtait sous le sein gauche, effleurait la peau de Néhémie d’un baiser aigu, les crocs enfoncés dans la chair, et Néhémie se tortillait entre ses draps à ce contact. Dans son rêve, elle ouvrait les paupières, mais l’hypris avait regagné sa place, son immobilité d’objet.

Néhémie tourne les yeux vers la fenêtre. Elle a cru entendre un cri d’albelle, lointain, harmonieux. Elle voudrait voir la mer, si seulement elle avait la force de remuer la main, plier une jambe, s’asseoir au bord du lit, puis quitter la couche trempée de sueur, marcher jusqu’à la fenêtre, contempler les tours d’Exarée, mer de métal, flot de lumière et de chaleur, métal liquide qui ondule jusque dans sa pensée…

Néhémie a glissé un doigt dans la gueule ouverte de l’hypris, fascinée par la perfection du travail de l’artiste, par le relief de la langue qu’elle devine au toucher, par l’aiguisage des crocs qu’elle tâte, qui lui pique la peau des doigts. Néhémie lève la main à hauteur d’yeux, elle regarde la goutte rouge qui perle au bout de son doigt, qui glisse doucement sur la peau, qui va tomber et tacher le drap. Elle porte le doigt à ses lèvres et boit sa sève affaiblie qui fait pourtant battre son cœur plus vite.

Dehors, encore, ce cri lancinant qui appelle à la mer.

Le désir est trop puissant, irrépressible. Néhémie sait qu’elle ne peut pas, elle n’y arrivera pas, elle ne se lève plus sans l’aide d’Éloïque, sa gouvernante. Pourtant, elle remue une jambe, la glisse entre les draps, jusqu’au bord du lit, puis la seconde, puis les mains dociles qui acceptent de pousser, et le corps se soulève, étonné, les jambes plient, les pieds nus effleurent le plancher, s’y posent, bien à plat. Néhémie se rappelle à peine le mouvement qu’il faut, elle a oublié, l’effort lui semblait si énorme, et voilà qu’elle est debout, vacillante. Lever le pied, le poser, lever l’autre, le poser plus loin. Le geste est simple. La fenêtre est un carré de lumière devant elle, elle sent grandir son ombre, elle devient albelle dans la lumière, elle tend les mains devant elle pour capter la clarté, pour recueillir la lumière dans ses paumes en coupe.

Un grincement derrière elle. Un cri étouffé, puis un pas qui se précipite. C’est Éloïque qui accourt.

— Ma doraile, ma petiotte… Tu vas tomber!

Néhémie vacille sur ses jambes toutes neuves, mais c’est le rire qui lui fait perdre l’équilibre. Rire. Et marcher!

Éloïque la recouche de force, lui fait promettre de rester sagement au lit. Elle éponge de sa main la sueur qui perle au front de l’enfant et sort de la chambre; ce sont ses jambes à elles qui tremblent maintenant. Néhémie peut l’entendre se mettre à crier «Père! Père!» d’une voix bouleversée.

Et pour que la surprise soit encore meilleure, elle désobéit à Éloïque et se lève à nouveau, pour que son père, quand il entrera dans la chambre, puisse voir qu’elle est bel et bien guérie.

*

La maison résonne de cris et de musique. Sa Douleur Arcadius, prêtre de Montejak, est devenu, presque littéralement, fou de joie. Sa fille est rétablie, a-t-il clamé à la ronde; loué soit le Père de toutes choses! Loué soit Hypris, dieu de la médecine!

Et il a fait venir des musiciens et des danseurs, ouvert grand les portes de sa demeure et laissé entrer tous ceux qui se présentent, riches ou pauvres, métaliers ou navices. La nourriture s’empile sur les tables, le vin coule en torrents, tant de lampes brillent que l’on en est presque aveuglé.

La doctoresse Alania est venue, mandée d’urgence par Arcadius; celle-là même qui avait examiné Néhémie au début de sa maladie et reconnu la sinarce. Elle a quitté la résidence du prêtre profondément troublée. Elle n’a pas eu le choix: il lui a fallu affirmer que l’enfant était guérie. Et pourtant, dans aucune des annales d’Exarée, dans aucuns des tomes de son ordre, n’a-t-on recensé de guérison de la sinarce. Les miracles sont possibles, certes. Alania croit en Dieu et en Hypris, mais des années de pratique lui ont appris le peu de puissance de la foi. La doctoresse doute.

Et dans la maison d’Arcadius, à l’étage des serviteurs, Éloïque trempe sa main droite dans une bassine d’eau. En vain: la chair de sa paume est rougie comme par une brûlure, et une douleur sourde en émane et se répand dans tout son avant-bras.

Néhémie descend les escaliers en compagnie de son père; elle arrive dans la grande salle, encombrée de monde, cent visages qui lui sont inconnus, métaliers de basse classe qui se gorgent de mets qu’ils n’ont jamais pu goûter auparavant, navices portant les tuniques de la noblesse mineure, danseurs à demi nus virevoltant sur une des tables, deux flûtistes suspendus à la rambarde de l’escalier, poussant des trilles stridentes sur leurs pipeaux… Elle devrait être étourdie, faible, prête à s’évanouir.

Mais son cœur bat fort, fort, de plus en plus fort, plus vite, avec une énergie débordante, un feu intérieur qui la brûle comme une caresse. À chaque minute, c’est comme si elle se rendait compte qu’elle avait dormi toute son existence précédente; maintenant je suis réveillée, pense-t-elle, et son esprit est clair, plus vif que jamais auparavant. Mais une minute plus tard, elle s’éveille à nouveau, et encore une fois elle est plus présente. Elle comprend de plus en plus de choses, sa mémoire s’affine, des souvenirs de sa petite enfance lui reviennent, comme si quelqu’un de tout petit se promenait à l’intérieur de sa tête, reclassait, dépoussiérait les vieux livres de son enfance.

— Mes amis! Mes chers invités! clame Arcadius, sa voix dominant à peine le tumulte de la salle. Mais on s’aperçoit de sa présence et le bruit s’apaise. Deux métaliers déjà pleins de vin lèvent de nouvelles coupes à sa santé avec des cris rauques.

— Mes amis! reprend Arcadius. Voici ma fille Néhémie! Elle avait la sinarce, mais par le pouvoir du Père Tout-Puissant, elle est maintenant guérie! Réjouissez-vous! Que tous partagent ma joie en ce soir!

La voix du prêtre se brise, à force de crier. Ses yeux sont grands ouverts comme ceux d’un mourant, son visage est écarlate, ses mains tremblent, et un rire muet le secoue. Au cou de l’enfant qui se tient à ses côtés, le collier d’archédoine brille dans la lumière.

La fête redouble d’intensité, mais la présence du prêtre, et plus encore celle de sa fille, y apporte une note d’hystérie. Une querelle éclate entre les deux métaliers ivres, que l’on met à la porte. Néhémie boit une coupe de vin, et perçoit la trajectoire de chaque goutte du liquide le long de sa gorge.

Quand, peu après, Arcadius s’écroule, il se trouve dix invités pour le porter à sa chambre; mais le prêtre de Montejak est mort. Néhémie reste muette devant le cadavre de son père. Des larmes sourdent de ses yeux.

La doctoresse Alania se présente à la demeure qu’on a vidée de ses fêtards. Elle constate le décès avec une pointe de satisfaction: le sentiment qui lui vient, lorsqu’elle perce enfin un mystère, réduit le miracle à un enchaînement de causes et d’effets, et remonte jusqu’au prime moteur. Alania examine le cadavre avec soin et remarque l’empreinte écarlate au creux de la paume du prêtre. Celle d’une main d’enfant.

*

La cellule est sombre et humide, et froide, inconcevablement froide. Au plus profond d’Exarée, le fond d’un puits cylindrique haut comme dix hommes, creusé dans le roc. Le sol est mouillé par une pellicule d’eau à l’odeur écœurante. Un peu de lumière vient d’en haut, mais c’est tout juste suffisant pour que Néhémie puisse voir sa main tout près de ses yeux, une tache un peu moins noire que le reste.

À chaque minute, il lui semble qu’elle vient de se réveiller. Maintenant, elle comprend: son père est mort, on l’a accusée de l’avoir tué par quelque poison, on a parlé de possession, on l’a jetée au fond de ce puits pour y mourir, elle n’en sortira jamais. Et dans une minute, elle sait qu’elle comprendra encore mieux. Elle voudrait que cesse cet éveil éternel, cette montée hurlante vers les sommets d’une conscience qui ne lui sert à rien. Néhémie a peur, mais un sentiment qu’elle ne comprend pas domine sa peur, l’empêche de trouver sa pleine expression.

Depuis qu’on l’a plongée au fond du puits, elle voit des formes géométriques aux coins de sa vision, des triangles écarlates, des carrés d’un vert lumineux. Ces formes s’organisent, semblent prêtes à lui communiquer un message…

Néhémie pousse un gémissement désespéré, et alors elle s’éveille, et s’éveille encore, et son esprit s’accélère aux limites du tolérable, elle sent qu’elle va éclater, et c’est comme si elle crevait une paroi, elle plonge, avec un éblouissement, dans un rêve plus vrai que la réalité.

 

Des corridors de métal, partout percés de fenêtres derrière lesquelles s’agitent des images clignotantes. Des enfilades de salles pleines de merveilles, parmi lesquelles marchent des hommes et des femmes richement vêtus. La sensation d’une coque tout autour, un léger roulis: un navire.

Une porte dissimulée s’ouvre dans un mur, et Néhémie quitte la salle, sans que personne ne la remarque. Elle suit un couloir sombre, et se retrouve dans un entrepont éclairé par une lumière bleuâtre, rempli de machines de toutes tailles. Les servants des machines se retournent pour la regarder. Ils n’ont que des ébauches de visages: deux yeux immenses, sans pupilles, comme des billes de fumée, une bouche qui se réduit à un simple trait rigide. Najars!

La terreur secoue Néhémie. Jamais jusqu’alors elle n’avait rêvé de najars, mais c’est la malédiction qui hante tous les navices, le souvenir durable de la rébellion des serviteurs qui les a jetés sur les côtes, exilés de la mer. La mort des vaisseaux, la reconquête des terres tenues jusqu’alors par les métaliers: nulle leçon d’histoire n’en parle. Mais les navices savent; cela a été inscrit au plus profond d’eux-mêmes par les najars.

Néhémie est laissée seule au milieu de la pièce encombrée de machines; il ne reste qu’un des najars, qui lui tend un bijou argenté. Elle reconnaît le collier-hypris. La tête de l’animal s’approche de la chair nue de sa poitrine, et soudain le collier s’anime, les crocs s’enfoncent, et Néhémie voit un liquide clair se répandre en elle. Et comme son attention se concentre sur le liquide, son point de vue s’affine démesurément. Le liquide est plein de petites billes; non, ce sont des machines, des machines minuscules, si petites que personne ne pourrait normalement les voir. Les machines tourbillonnent dans le flot du liquide et sont transportées partout dans le corps de Néhémie. Et elles se mettent au travail, et elles changent Néhémie de l’intérieur. Elles reconnaissent la faiblesse de sa chair et, pour la réparer, elles guérissent la sinarce. Mais elles ne s’arrêtent pas là. Elles remontent jusque dans sa tête, et là encore elles trouvent des faiblesses, et les réparent, et les pensées de Néhémie s’accélèrent, et elle se réveille encore et encore, maintenant je comprends, et son éveil bascule dans un rêve plus vrai que la réalité, et elle revoit les najars, et le regard des yeux comme des billes pleines de crépuscule, et alors elle comprend le message, et elle se réveille une dernière fois.

Elle est au fond d’un puits obscur et glacial. Elle ne craint plus de mourir. Quoique puissent penser les autorités d’Exarée, jamais elles n’oseront condamner la fille d’un prêtre à la mort. Néhémie sait ce qui l’attend. L’exil. Et ensuite… elle sait où elle ira.

*

Dès le réveil, il a oublié le rêve, mais il en garde des images brèves et un bruit confus de voix entremêlées, et la peur, la peur douloureuse qui fait battre son cœur au creux de sa poitrine trempée de sueur. Il ne bouge pas. Collée contre lui, un bras serré comme une ceinture d’amour autour de son corps, Onaïla endormie l’empêche de se lever, de s’agiter pour effacer les dernières bribes du cauchemar. Cauchemar, vraiment? Ajésila ne sait plus.

Les yeux écarquillés dans la nuit tiède, il écoute le crépitement de la pluie sur le toit de sa demeure, et le bruissement de l’herbe dans la prairie. Il écoute la plainte de son cœur affolé. Une lumière. Éblouissante. Il sortait d’un trou noir et le soleil l’aveuglait, mais pas assez pour lui cacher la pointe des lances tendues vers lui, ni le regard hostile des gardes qui le tenaient ainsi en respect. Pour quel crime affreux avait-il été jeté dans ce trou, puis tiré ainsi de l’oubli obscur pour être exposé à la haine des gens, aux quolibets, aux menaces? Le grondement de la foule afflue dans son souvenir, tourbillon de mots indistincts. Ensuite ou avant, il ne sait plus très bien, il s’est trouvé sur un vogue-va, dans le rassurant ronron des machines. Après, il y a eu le najar, dans son rêve. Ajésila n’a jamais vu de najars, pourtant il l’a reconnu à son regard immense. Il se souvient d’une discussion avec l’être muet. Les mots, il les a oubliés. Ou peut-être pas. Vous avez été les maîtres. Les maîtres de la mer, oui, des maîtres déchus. Reviens pour apprendre.

Absurde! Reviens. C’est vous qui êtes partis! Mais le najar ne semblait pas comprendre. Reviens. La suite du rêve est confuse, cependant les battements de son cœur s’accélèrent encore à l’évoquer. Ajésila se trouvait face à l’épave qu’il a vue si souvent, lors d’une halte sur la route d’Exarée, un vogue-va échoué là depuis toujours, l’étrave fendue. Aperçue de loin mais jamais approchée, nul être vivant n’osant braver la malédiction. Cette nuit, l’épave battait au rythme du cœur d’Ajésila, une pulsation d’abord lente, puis de plus en plus rapide. Derrière la paroi à la fois rigide et souple, Ajésila percevait un murmure de voix, des chuchotements. Des appels. Reviens. Reviens pour apprendre. Puis, ce n’était plus l’épave qui pulsait, c’était son coffre de voyage. Dans la confusion du rêve, l’hypris y était rangé, même si le marchand savait avoir vendu l’objet au marché d’Exarée. L’hypris l’appelait d’une voix qui était celle de sa famille. Reviens. Reviens pour apprendre.

Et Ajésila s’est éveillé avec un gémissement d’horreur. Pourquoi? N’a-t-il pas, souvent, ressenti cet appel de la mer, propre aux descendants des navices, ainsi que son père l’en a averti? On n’arrache pas la mer du cœur des navices. Douze générations dans le Ventelande n’y changent rien.

Et l’envie le tenaille, de plus en plus. Sortir, marcher jusqu’à la grange, seller le grand montejak qu’Évanno a dressé, prendre la route d’Exarée, gagner l’épave qu’il refuse de regarder, même de loin, depuis trop longtemps.

Et ensuite? Que fera-t-il? S’asseoira-t-il sur la grève, comme les exclus de la cité, pour attendre le retour des najars? Reviens. Dans son rêve, le najar a dit: reviens. Non pas: nous revenons.

Ajésila n’en peut plus d’immobilité. Il soupire, arrache de sa poitrine le bras de sa femme et tente de quitter la couche sans l’éveiller. Mais Onaïla ouvre aussitôt les paupières, elle contemple son compagnon d’un regard ensommeillé.

— Encore un mauvais rêve?

Ajésila hoche la tête, à la fois soulagé par la présence chaleureuse de sa femme et rempli du remord de l’avoir éveillée. Onaïla lève vers son visage une main caressante, elle effleure du bout des doigts la joue râpeuse. La caresse est une invitation à laquelle Ajésila ne sait résister. Il raconte les images, les voix, la peur diffuse, le non-sens. Onaïla sourit.

— Ce n’est pas si absurde. Depuis ton retour, tu te tracasses à propos de ce bijou. Mais tu as fait ce que tu devais faire. Aurais-tu voulu rapporter cet objet ici?

Ajésila dénie, bien sûr. La voix de sa femme suffit à effacer les dernières bribes du rêve. Ce n’était qu’un mélange confus de pensées sans queue ni tête. Si seulement il n’avait pas cette envie de reprendre la route, de se rendre au bord de la mer…

— La mer? fait Onaïla.

Elle glisse un pied blanc hors des draps froissés, se lève, entraînant son époux par la main, elle le guide jusqu’à la fenêtre dont elle écarte les volets. L’humidité de la nuit pénètre dans la chambre, portée par la brise. Une éclaircie s’est glissée entre les nuages, laissant sourdre une lumière rousse. Onaïla frissonne et se serre contre Ajésila. Aux pieds du couple, le Ventelande étale son herbe riche qui ploie sous la brise, dessinant une marée, vagues de pâturage qui viennent mourir sous les murs de la vaste demeure.

— La voici, la mer à laquelle tu appartiens désormais… chuchote Onaïla, la bouche contre le cou de son mari.

Elle prend la main d’Ajésila, la porte à son ventre arrondi.

— Ta vie, elle est ici, en moi, en nous.

Les doigts d’Ajésila caressent le ventre où dort son enfant. Dans son rêve, il entendait la voix de son fils. Comment a-t-il pu songer à le quitter, à les quitter, lui, sa mère, et les fils et les filles à venir?

Plus tard, Ajésila s’endort entre les bras de sa femme. Onaïla veille. Elle guette le souffle régulier, attendant d’être sûre qu’Ajésila a sombré dans un sommeil profond. Alors, agile et silencieuse, la jeune femme quitte la couche. Elle se glisse derrière le paravent qui abrite son pupitre, le meuble en bois précieux où elle range ses couleurs et ses pinceaux. Doucement, elle entrouvre le tiroir supérieur, en tire un dessin esquissé sur un morceau d’écorce d’amèle qui en séchant a pris la forme d’un petit rouleau. Onaïla referme sans bruit le tiroir. Au milieu de la chambre, sur les dalles de pierre qui forment cercle, elle retire le pare-feu du brasero et souffle pour en raviver les braises. Lorsqu’une flamme ténue s’élève, Onaïla y dépose avec délicatesse le rouleau d’écorce. L’amèle prend feu. Onaïla souffle encore, jusqu’à ce que les flammes aient consumé entièrement, jusqu’à le réduire en poussière de cendres, le dessin inachevé qui représentait une épave qu’elle n’a jamais vue, échouée sur la grève près d’Exarée.

*

Néhémie sait qu’il y a quelqu’un avant de voir ou d’entendre. La route est plongée dans l’obscurité sous le ciel bas chargé de pluie. Il pleut depuis des jours, depuis qu’elle a quitté Exarée — et peut-être n’aurait-elle pas quitté Exarée vivante s’il n’avait plu, si les gens de la cité n’avaient été persuadés que le froid, le vent, la pluie incessante ne la tueraient, agissant là où ils échouaient dans leur répugnance à toucher la fille du prêtre.

Il y a des gens sur la route. Néhémie les a évités jusqu’alors. Ce ne sont que des errants, des proscrits comme elle. Ils ignorent qui elle est, ce qu’elle est. Ils s’approchent sans crainte, ils lui parleraient, lui offriraient l’abri de leur tente ou de leur grotte si elle le souhaitait. Néhémie a marché sans arrêt depuis son départ. Ce soir, si elle laisse approcher la présence, ce n’est ni la fatigue, ni le froid qui la guident. Néhémie n’a plus jamais froid, ni chaud, elle n’est plus jamais fatiguée. Elle boit la pluie en riant, le visage levé vers le ciel. Elle goûte la pluie comme le plus fabuleux nectar. Mais, cette nuit, Néhémie se sent lasse de solitude. Elle n’en peut plus de revoir la haine, la peur sur les derniers visages humains qu’elle a contemplé, au sortir de la ville.

Néhémie s’arrête, à l’écoute d’elle-même, de ce qui, en elle, est éveillé à toutes choses. Néhémie n’a pas cessé de s’éveiller: sa conscience n’a d’autres limites que celles qu’elle lui impose, un mur qu’elle a dressé pour éviter de perdre son humanité dans un éblouissement de savoir.

C’est une femme qui s’avance au bord de la route, serrant contre elle les pans d’un manteau usé, déchiré. Une femme plus jeune que ce qu’affirme son visage las, creusé par les rides. Elle n’entend Néhémie qu’à la dernière seconde, mais elle n’a pas peur, elle sursaute à peine en voyant surgir la petite silhouette. Son visage se détend, ses yeux se remplissent d’une compassion étonnée: que fait une enfant sur la route, sous la pluie, au milieu de la nuit? Néhémie pourrait poursuivre son chemin sans s’arrêter: la femme ne dirait mot, elle croirait avoir rêvé. Mais Néhémie s’arrête. Elle devine les autres présences, là derrière, au creux d’un renfoncement sous un fouillis de ronces. Deux hommes qui bavardent à voix basse, assis l’un contre l’autre pour se tenir chaud. Ils n’ont pas fait de feu, car la région gorgée d’eau n’offre que peu de bois sec.

La femme lève une main pour caresser le visage de Néhémie. L’enfant recule avec vivacité. La tristesse envahit les traits de la femme. Elle ne comprend pas pourquoi Néhémie évite son contact. Elle se sait laide et sale, mais elle s’ignorait répoussante à ce point. Parce qu’elle a pitié de cette tristesse, Néhémie ne recule pas lorsque la main se tend à nouveau, lorsque les doigts effleurent sa joue, touchent sa tête, caressent ses cheveux.

— Viens.

Néhémie se laisse entraîner. Il est trop tard, de toute façon: la femme l’a touchée.

Les hommes écarquillent les yeux en la voyant. L’un d’eux la dévisage avec convoitise. La femme lui assène une tape vigoureuse.

— Pas touche! Elle est avec moi.

Néhémie s’installe avec docilité dans l’abri sous l’enchevêtrement de branches. Le sol est sec, on y est bien. Elle s’étend, les yeux ouverts dans le noir, écoutant la douleur qui sourd de la main qui l’a touchée. Les hommes bavardent toujours à voix basse, ignorant la nouvelle venue puisqu’on le leur ordonne. La femme se tait, d’abord intriguée par la douleur qui irradie de sa main, puis de plus en plus inquiète alors que la nuit — et le mal — avancent.

Au matin, ses compagnons la trouvent morte. Mais Néhémie s’est déjà enfuie, profitant du bruit d’une averse dense pour se glisser hors de l’abri. Combien de cadavres devra-t-elle semer sur sa route avant de tirer sa leçon? Cette fois, elle le jure: elle ne laissera plus personne la toucher.

*

— N’approche pas!

Falconéo sursaute et manque débouler en bas de la dune. Il n’a pas vu la fille. Il serait passé à côté d’elle sans la remarquer, tant elle s’est enfoncée dans le sable; sable qui coule maintenant tout autour d’elle tandis qu’elle se redresse. C’est une petite fille — à peu près son âge. Elle semble humer le vent. Falconéo suit son regard et aperçoit, à sa grande surprise, un mince filet de fumée qui s’élève de l’endroit où est située la cabane. Il n’avait jamais porté attention au feu de la vieille Alona, jusqu’à maintenant. La fille fronce les sourcils. Peut-être a-t-elle faim? Falconéo, lui, sent son estomac qui gronde. La farine du prince-marchand est presque épuisée. Ce matin, comme la pluie avait cessé, il est sorti explorer son univers, espérant confusément trouver un nouveau trésor avant le retour de la caravane. Cette fille, d’où sort-elle?

Elle secoue le sable qui s’est insinué dans ses vêtements. Falconéo se rend compte que le manteau ressemble à ceux des caravaniers: le tissu en est riche, même si celui-ci paraît sale et un peu usé.

— Qui tu es? demande le garçon, intrigué.

La fille tourne les yeux vers lui — un regard aigu, profond, qui heurte Falconéo comme un coup de poing au cœur.

— Personne.

Personne? Lorsqu’elle lisse le manteau une dernière fois, Falconéo réprime un cri: le vêtement s’est entrouvert et, au cou de la fille, le garçon a reconnu son hypris, celui qu’il a trouvé sur la plage après les eaux-folles, celui qu’il a vendu au prince-marchand Ajésila. Ce qu’il a porté en bracelet orne le cou de la fille comme s’il faisait maintenant partie d’elle.

Elle lui tourne le dos pour s’en aller, mais Falconéo s’élance pour la retenir. Elle se retourne vers lui, avant qu’il ne la rattrape, et elle crache en sa direction:

— Ne me touche pas!

Blessé, le garçon bougonne.

— Je te veux pas de mal.

— Moi, si.

Elle s’éloigne encore mais, cette fois, le garçon reste pétrifié de stupeur après sa réplique. Qu’est-ce qu’elle a dit? Et où s’en va-t-elle, sinon en direction de l’épave?

Les jambes du garçon retrouvent leur vigueur.

— Eh, attend! Où tu vas avec mon bracelet?

La fille s’immobilise. Elle tourne vers le garçon ce regard où il a soudain peur de sombrer; on dirait un gouffre qui n’aurait pas de fond.

— Ton bracelet?

Falconéo risque une main vers l’hypris qui dresse sa tête dédaigneuse au creux du cou gracile.

— C’est moi qui l’ai trouvé.

Le regard-abîme se trouble.

— Mon père l’a acheté…

Ses lèvres se serrent tout à coup, comme si elle voulait ravaler les mots, ce petit morceau de sa vie qu’elle a un instant offert à un garçon inconnu. Elle le dévisage avec plus d’attention, ce garçon, elle contemple la boucle de nacre à l’oreille, la posture fière avec laquelle il semble la défier.

— Je suis un marchand, annonce Falconéo. Un jour, je serai navice, quand j’irai à Exarée avec la caravane.

La fille réprime un sourire empli d’amertume. Elle ne le croit pas, bien sûr. Piqué au vif, le garçon enchérit:

— Je suis un navice et je n’ai pas peur des najars, moi.

La fille sursaute, mais ce n’est pas l’affirmation du garçon qui l’a fait réagir. Un instant plus tard, une voix aigre retentit de l’autre côté de la dune:

— Falconéo! Où es-tu, graine de navice?

Alona surgit; d’abord, sa tête au visage rougi par l’effort, puis ses épaules, ses mains maigres qui soulèvent sa jupe rapiécée. La stupéfaction se peint sur ses traits. La fille recule d’un pas. Le garçon se place devant elle pour empêcher Alona d’approcher.

— Qu’est-ce qu’il y a, encore?

Rendue furieuse par la réplique du garçon, la vieille dévale la dune jusqu’à sa hauteur, la main levée pour une gifle. Mais elle suspend son geste, ses yeux agrandis d’effroi fixés au cou de l’étrangère. Alona abaisse les doigts pour saisir l’oeil d’albelle et, de l’autre main, elle trace un signe rapide pour conjurer le mauvais sort.

— Falconéo, vite, rentre à la cabane.

Le garçon se rapproche de la fille.

— Je suis grand, maintenant, laisse-moi.

La fille ne souffle mot. Elle examine le visage d’Alona comme si elle n’avait jamais vu personne d’aussi vieux. Mal à l’aise, l’ancienne se dandine sur place.

— Rentre, je te dis.

Falconéo saisit tout à coup le bras de la fille. Elle tente un geste pour se dégager, puis renonce. Le chagrin abaisse un voile sombre sur son visage.

— Laisse-moi, Falconéo.

Le ton de sa voix, si doux, surprend le garçon et l’aïeule. Mais l’étreinte de Falconéo se resserre.

Et Néhémie, dans un instant d’incrédulité, sait qu’elle ne lui a pas fait de mal. Il est immunisé: la saveur de son sang plaît aux machines qui emplissent l’organisme de Néhémie. Elle pourrait, si elle le voulait, comprendre davantage, entrevoir les complexités presque sans fin que la phrase recouvre, mais la métaphore lui suffit. De savoir maintenant que son toucher n’est pas obligatoirement mortel, une joie presque sauvage déferle en Néhémie.

Alona recule, escalade la dune à reculons, trébuche, puis détale avec toute la force dont elle est capable.

— Viens, murmure Néhémie à l’adresse du garçon, et elle prend le chemin de l’épave. Après un instant d’hésitation, il la suit.

 

Avec un geignement sourd, la vieille se redresse, porte une main au bas de son dos pour masser l’endroit douloureux, et l’autre en visière devant ses yeux pour les protéger des ultimes rayons du couchant. Il perce le toit de nuages, le soleil, il étire ses dards rouges qui blessent les yeux.

Là-bas, l’épave indistincte fait le dos rond, à l’endroit où le ciel et la mer s’unissent pour dresser une tente de grisaille sur le monde. La vieille fixe la ligne sombre de la cassure et frotte ses yeux rougis. Si sa vue ne se dérobait, elle pourrait croire que la fissure s’élargit, comme le chagrin lézarde son âme.

Soupirant, la vieille s’accroupit à nouveau pour tisonner le feu prisonnier du cercle de galets ronds. L’eau bout dans sa marmite en métal, suspendue au fil de fer. Le feu ronge le trépied. Un jour, la marmite tombera dans le feu. Elle l’éteindra. Comme le temps éteint le feu de la vie en la vieille.

Plus jeune, peut-être aurait-elle suivi Falconéo sur la plage, mais il est trop tard, maintenant. Et trop tard lèvera-t-elle les yeux, tout à l’heure. Trop tard pour apercevoir l’épave se fendre en deux, s’ouvrir comme un fruit bien mûr. Trop tard pour voir le vogue-va renaître, affronter les vagues et gagner le large. Pour comprendre que ce matin, enfin, les navices ont repris la mer.


Première publication: Solaris 115, 1995.

Un commentaire sur “Navices, d’Yves Meynard et Francine Pelletier

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