Dans la forêt de vitrail, de Esther Rochon

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Sifflant des jets de vapeur dans le hangar, le convoi des vitraux s’apprête à partir. Mes cheveux frisés de jeune administratrice me tombent dans les yeux; de chaque main j’empoigne un sac. Maliq et moi longeons les containers capitonnés, vides pour le voyage d’aller, puis nous arrivons aux wagons.

Seuls sur le quai, nous serons seuls dans le train, jusqu’à la forêt. Maliq saute dans une voiture, m’offre la main pour monter. Je n’ai pas eu à débourser d’argent pour ce voyage. La seule condition est que je le fasse en compagnie de Maliq-le-minable. Je lui passe un sac et je monte à bord.

Une fois les bagages installés dans un compartiment à couchettes, nous nous sourions gauchement, à peu près inconnus que nous sommes l’un à l’autre. Le surnom cruel de Maliq lui correspond bien: il est minable de la tête aux pieds, balourd et mal habillé. Mais pas antipathique.

Un grand coup de sifflet nous fait tressaillir: le train s’ébranle.

— C’est mon oncle, explique Maliq. Il est con­ducteur. C’est grâce à lui que nous pouvons voyager.

L’une des couchettes est juste au-dessous d’une grande fenêtre aux vitres teintées. Nous nous y sommes assis pour regarder dehors: les édifices de L’Imprimerie, quelques maisons, puis les grands champs d’herbe à corail, lande bruissante s’étendant jusqu’aux contreforts du labyrinthe.

De jeunes faucheurs se sont arrêtés pour regarder passer le train.

— Peuvent-ils nous voir? dis-je à Maliq.

— Non. On est invisible, ici.

À cause des vitres teintées, bien sûr. Impression amusante, d’être voyeur et voyageur en même temps.

***

Nous venons tous deux de ce coin perdu du laby­rinthe, le village de L’Imprimerie. Comme son nom l’indique, depuis toujours on s’y adonne à l’impression de cartes, de relevés, de toutes sortes de carnets et de formulaires qu’utilisent usagers et fonctionnaires du labyrinthe.

La géographie des lieux est curieuse: le plafond du labyrinthe est très haut, le sas multidimensionnel le plus proche est à quelques jours de marche. Non loin du village, au bas d’une pente, se trouve la fosse aux traversiers qui passent, une fois la semaine, pour déposer vivres, contrats, encre et papier et prendre livraison des produits imprimés.

Notre passivité à l’égard de ce que nous appelons les fièvres de labyrinthe est proverbiale. Ici, depuis bien longtemps, personne n’a découvert de centres, ces lieux de mystères et de miracles, et presque personne n’en a même cherché. Bien sûr, il se trouve de temps en temps des zélés pour venir nous le reprocher. On les écoute, et une ou deux personnes peut-être quittent le village à la recherche d’un centre… pour revenir bredouilles quel­ques jours après.

Une autre particularité du village et de ses environs est qu’il y a une saison chaude et une saison froide, ce qui permet de mesurer l’écoulement du temps en termes d’années qui commencent au début de la saison chaude. Cela tient peut-être au fait que l’on se trouve près de l’«extérieur» du labyrinthe, à supposer que ce terme ait un sens. Une étrange végétation pousse dans la région: mousses délavées, buissons cassants. Le labyrinthe a ici une forme très simple, morne, sans aucune discontinuité qui puisse rapprocher d’un centre. Il y a de cela dix générations, on a installé des rails sur la plaine: ils vont du quai du traversier, près de L’Imprimerie, jusqu’à la forêt de vitrail, à plusieurs jours de train de là.

Le train ne sert qu’à la saison des vitraux: au début, il mène les vitrailleurs du traversier au lieu de leur travail; ensuite il va les ravitailler, en rapportant au fur et à mesure les vitraux mûrs; finalement, il ramène au traver­sier les équipes de vitrailleurs.

***

— Tu voudrais une pomme? me demande Maliq.

Nous avons dû emporter notre nourriture pour les dix jours que dure le voyage. Je lui fais signe que non. Notre tête-à-tête, qui ne fait que commencer, m’agace un peu. J’ai cinq ans de plus que lui, et je fais partie de la direction d’un des ateliers de L’Imprimerie, alors qu’il n’est que commis. Qu’est-ce qui m’a pris d’accepter son invitation à passer mes vacances avec lui? Il va me faire des avances, c’est sûr.

Dans le crépuscule perpétuel de cette région du labyrinthe, les murs au loin se teintent d’olive, les courbes des champs d’herbe à corail ondulent: lavande, rose, orangé, crème. Maliq me prend la main et bredouille quelque chose. Surprise de ne pas être ennuyée, j’apprécie sa présence floue et tendre. Nous nous embrassons.

Plus tard je me rends compte qu’il ne sait pas comment faire avec les femmes. J’essaie de lui apprendre, pour constater qu’il n’en sera peut-être jamais capable. Être minable, ça peut vouloir dire ça. Nous sommes embarrassés, puis nous rions, et inventons comment avoir du plaisir ensemble quand même.

Parfois nous fermons le rideau de la fenêtre, alors c’est la nuit. Si nous l’ouvrons, c’est le jour. Loin des horaires réguliers, nous perdons la notion du temps. Il nous arrive de nous dégourdir les jambes en arpentant la voiture, mais la plupart du temps, nous sommes tous deux dans le compartiment, tout près l’un de l’autre, à regarder le paysage. Les points de référence sociaux s’estompent: Maliq n’est plus un commis, je ne suis plus sa supérieure.

— Regarde, dis-je à Maliq, on dirait qu’il com­mence à faire plus clair.

— C’est comme ça quand on arrive dans la région des vitraux. Il leur faut beaucoup de lumière.

L’oncle de Maliq, qui est le conducteur, ne vient jamais nous voir. Pourtant, il peut mettre son train en pilotage automatique, ce qu’il fait certainement quand il veut dormir.

— Il aime mieux être seul, commente Maliq.

— Et nous laisser seuls.

Le train roule majestueusement dans la plaine laiteuse. Nous commençons à apercevoir les premiers vitraux, d’humbles buissons d’un bleu profond, d’un vert émeraude, d’un rouge bouleversant, qui parsèment les bouillonnements crémeux de l’herbe à corail.

Le sol devient plus accidenté, des rochers tour­mentés surgissent. Le train ralentit pour entreprendre une longue ascension. Dans la clarté grandissante, je remarque les détails de notre voiture, le laiton des accessoires, le velours des tentures, le papier discrète­ment fleuri des murs. Tout cela est très bien tenu, et on ne dirait pas que cette voiture et ses semblables ser­vent régulièrement de moyen de transport à des bandes de vitrailleurs mal dégrossis.

Ils doivent être précis pour bien accomplir leur tâche, m’explique Maliq. Et ils sont responsables du transport des vitraux jusqu’au traversier. Ils s’ac­quittent mieux de leur tâche dans une atmosphère élégante.

Ses explications sont interrompues par l’obscurité qui nous engloutit soudain.

— Ah oui. Le tunnel.

Nous allumons la veilleuse, et nous nous prodi­guons caresses et marques d’affection pour passer le temps. Et pour le plaisir de vivre.

Les vitres sans reflets nous révèlent le noir somp­tueux d’un long tunnel en pente.

Quand la lumière réapparaît, nous sommes devenus amants. Désorientés, frémissants, à l’orée de la forêt de vitrail.

De grands arbres noirs, aux branches raides, sont tendus de panneaux transparents, multicolores et bril­lants. Le train s’arrête bientôt et nous nous habillons en vitesse. Dehors, il fait frais. Les vitrailleurs s’affairent déjà autour du convoi. L’oncle de Maliq est descendu de sa locomotive. Il nous salue de loin.

Maliq est déjà venu ici une fois dans son enfance.

— On peut aller se promener dans la forêt?

— Il faut des bottes et un parapluie de plexiglas.

Tandis qu’il s’affaire à en dénicher dans le hangar voisin, je reste sur le quai. La masse sombre du train se détache bien dans ce décor rutilant. La forêt de fin de saison est dégarnie, mais il reste plusieurs vitraux bien mûrs, vieil or, pourpre, incarnat, indigo. Le moindre courant d’air les fait tinter, ou même s’abattre dans un fracas éblouissant. C’est d’un sol multicolore, coupant, étincelant, que s’élèvent les structures anguleuses des arbres à vitrail.

Nous nous promenons dans cette forêt dangereuse et splendide. Grimpant doucement aux arbres, s’aidant de poulies, des équipes de vitrailleurs sont encore à l’ouvrage, choisissant les panneaux les plus massifs, les plus précieux, les protégeant par des auvents de plexiglas pour les acheminer délicatement vers le convoi.

Les rails s’enfoncent de plus en plus profondé­ment dans ce foisonnement de couleurs lumineuses, qui se superposent parfois pour former des effets variés et changeants.

— Où aboutit cette voie ferrée?

Je ne sais pas. Les arbres ont poussé trop près. On ne pourrait plus passer.

***

Nous sommes redescendus avec les vitrailleurs. Le train résonnait de chansons étranges, venues de toutes sortes de mondes rattachés au labyrinthe. À mesure que le train revenait vers L’Imprimerie, Maliq me plai­sait de moins en moins.

J’ai pris mes bagages, allégés de leurs provisions, et je suis descendue sur le quai.

— Je peux te revoir? m’a demandé Maliq-le-­minable.

Pour qui se prenait-il?

Il est bien revenu rôder autour de moi, de temps en temps. Je l’ai envoyé promener.

Puis un soir — là-haut, la saison des vitraux était revenue:

— Tu prends le train cette année? m’a-t-il dit.

— Si j’y vais avec toi, ensuite tu vas me courir après.

— Non, mon oncle m’a parlé. Il veut que tu invites quelqu’un, et j’invite quelqu’un d’autre.

Ça, c’était nouveau. J’ai pensé à ma nièce Sophie, et nous nous sommes installées dans une voiture, tandis que Maliq et sa compagne campaient dans une autre. J’ai lu des histoires à Sophie, nous avons inventé toutes sortes de jeux. Et, tous les quatre, nous sommes allés dans la forêt de vitrail.

L’année suivante, chacun de ceux qui avaient pris le train a pu inviter une nouvelle personne. Et ainsi de suite, d’une année à l’autre. Les vitrailleurs étaient de plus en plus tassés pour redescendre de la forêt. Ils s’en sont plaint à l’oncle de Maliq.

— L’an prochain, déclara-t-il, je ferai un voyage spécial pour les gens de L’Imprimerie. Il faudra que tout le monde vienne.

Plus de la moitié du village était déjà allée dans la forêt. Quelle préparation: il a fallu vaincre des résis­tances, réserver la place de chacun dans les voitures, prévoir les provisions nécessaires, planifier la ferme­ture du village pour quelques jours.

Quelques places étaient encore disponibles. Nous les avons données à nos chats, chiens et canaris: toute L’Imprimerie s’en allait en voyage.

Le matin du départ, l’atmosphère était à l’excita­tion, même si nous nous sentions un peu ridicules: nous, les plus casaniers du labyrinthe, nous allions monter comme un seul homme dans ce train un peu fou, avec ses rideaux cendre-de-rose et ses moquettes lavande. Des enfants couraient sur le quai, des bébés pleuraient, des serins s’ébrouaient dans leur cage sous le regard des chats.

Le train, pour l’occasion tronqué de ses containers à vitraux, avait l’air guilleret. L’avant de la locomotive était paré d’une sorte de jupe de métal doré. L’embarque­ment s’est fait lentement, il fallait installer tout le monde à son aise. Cinq personnes, dont Maliq et moi, s’occupaient des passagers. La voiture dont j’étais res­ponsable était celle de tête. J’étais en train de monter une couchette à bébé quand l’oncle de Maliq a passé la tête par la porte. Il avait une casquette neuve.

Le sifflet a retenti. Nous sommes partis. Parce qu’il n’y avait que cinq voitures à tirer, nous allions beaucoup plus vite. Rivés aux vitres, nous avons admiré les champs d’herbe à corail qui défilaient.

Les passagers avaient commencé à établir leur routine, quand nous avons aperçu les premiers buissons de vitrail. Je suis allée trouver Maliq.

— J’aimerais être avec toi, pour le tunnel.

À nouveau, le charme du voyage avait joué. Les conventions sociales s’estompaient, les voitures deve­naient des nids de tendresse. Pour le tunnel, aucune lumière ne fut allumée dans le train. Mais que de soupirs, et de chansons d’enfants rêvassant dans le noir.

Quand nous avons débouché dans la lumière de la forêt, nous nous sommes tous vite rhabillés, embarrassés et souriants. Cette fois-ci, on était en début de saison, les arbres étaient couverts de minces vitraux de teintes pastel, allant du vert tendre au rose coquille. Plus de la moitié d’entre nous étaient déjà venus ici. Nous nous sommes préparés à descendre.

Le train ne ralentissait pas. Il dépassa le camp des vitrailleurs, et accéléra même. Bientôt, l’on entendit de forts crépitements: le train fonçait à travers les vitraux multicolores. Sa jupe dorée, à l’avant, servait à déblayer la voie de tous les morceaux cassés qui pouvaient l’en­combrer.

— Où allons-nous? ai-je demandé à Maliq. Ton oncle, qu’est-ce qui lui prend?

Nous avons essayé d’ouvrir la porte d’accès de la locomotive. Elle était verrouillée.

Dans les voitures, nous étions tous subjugués, tan­dis que nous nous enfoncions dans une forêt de plus en plus dense, de plus en plus claire aussi. La locomotive était lancée à fond pour traverser des vagues crépitantes de vitrail. Nous nous sentions enthousiastes, prêts à tout risquer, nous mordant les lèvres quand le train entier vibrait en frayant son chemin à travers des amoncelle­ments particulièrement imposants de débris multico­lores. Notre premier voyage, nous étions ravis qu’il devienne une telle aventure.

Finalement, dans un crissement déchirant et libérateur, on a franchi l’orée de la forêt et débouché de l’autre côté.

***

Un peu angoissés, nous ne savons pas où nous sommes, où nous allons. Pas d’autre paysage que la lumière. Sur mes genoux, un chat ronronne.

Le temps s’étire. Le train a l’air de voler au vent comme un étendard. Puis il commence à se désagréger. Sans bruit, des morceaux entiers disparaissent en clarté, avec les gens qui s’y trouvent. La voiture a l’air d’un gruyère. Tandis que je suis encore là, je me lève. Une fois de plus, j’essaie de pénétrer dans la locomotive, marchant en évitant les trous, réveillée par le vent vif qui passe par les grandes ouvertures.

La poignée tourne sous ma main. J’entre dans la locomotive.

À l’avant, le poste du conducteur. Par les baies vitrées, vibrantes, j’aperçois les rails, gris pâle à cause de la lumière éblouissante, qui ondulent avant de s’en­foncer dans une sorte de brouillard. Impression de vertige.

Le conducteur me regarde.

— Les gens de L’Imprimerie ont du cœur, remar­que-t-il. C’est pour ça que nous avons pu passer à travers les vitraux.

— Vous êtes déjà venu?

Il hoche la tête:

— Je connais le chemin.

— C’est un centre du labyrinthe, ici, n’est-ce pas? Mais comment allons-nous revenir?

Un moment, il ne répond rien. Il regarde la voie, et les cadrans dévorés de lumière devant lui. Il se tient très droit, l’attitude d’un meneur d’hommes. À sa gauche, un bâton, peut-être un sceptre, avec au sommet un crâne surmonté d’un trident. Dans ce lieu magique, ce bel objet est à sa place.

— Vous finirez bien par revenir, répond-il enfin. On a besoin de gens comme vous au labyrinthe.

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