Ce qui reste de l’ange, de Geneviève Blouin

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La basilique est située en haut d’une pente et, chaque matin, le soleil qui se lève à contre-jour la nimbe de lumière dorée. Pour ne pas être éblouis, ceux qui gravissent la pente doivent baisser les yeux et se contenter de contempler le parvis tandis que l’édifice se rapproche. C’est donc sur lui, Rémiel, que le regard se pose. Il est toujours au même endroit, assis sur le piédestal de la statue de l’ange, épaule contre épaule avec la créature de pierre comme il le serait avec un vieil ami. Pour les observateurs qui montent, son corps cache complètement celui de l’ange. Seules les ailes de pierre de la statue dépassent, dans son dos, et, de loin, avec le soleil levant qui brouille les couleurs et les contours, elles semblent lui appartenir. Les éléments ont érodé et grugé ces ailes, comme le reste de la sculpture de pierre tendre dont on ne distingue plus les traits. Elles devaient être majestueuses, ces ailes, deux siècles plus tôt, mais leur gloire est passée depuis longtemps. On devine que, bientôt, l’action du temps les brisera.

Pendant un bref instant, chaque matin, lorsqu’ils  découvrent ce tableau, la même pensée vient à tous les promeneurs: s’ils devaient illustrer un ange déchu, c’est ainsi qu’ils le feraient. L’idée persiste jusqu’à ce qu’ils passent devant lui et croisent son regard vide. Alors, malgré ses cheveux blonds et ses yeux d’azur, ils le reconnaissent pour ce qu’il est: un junkie parmi d’autres, dans un coin de la ville où ils pullulent. Une chose toutefois, comme tous les matins, les étonne. Il n’est jamais crasseux. Certes, son long imperméable râpé et ses bottes ont la couleur de la poussière et en sont recouverts, mais sa mâchoire virile est toujours glabre, sa queue de cheval est proprement faite, sa peau est exempte de croûtes ou de plaies et il n’exhale aucun effluve offensant. En fait, s’il ne passait pas ses journées au même endroit, le regard perdu dans le vague, avec une casquette à ses pieds pour recevoir la générosité des passants, on pourrait croire qu’il est simplement un travailleur manuel s’apprêtant à commencer sa journée et ayant décidé, pour un instant, de s’asseoir devant la basilique afin de jouir du spectacle de la ville qui s’éveille.

Comme tous les matins, Rémiel voit Annie se détacher du flot des marcheurs et ralentir en arrivant devant lui. Elle lui sourit. Elle le salue à haute voix, en cherchant son regard. Comme toujours, il lui répond de son mieux, d’un léger signe de tête, en essayant de fixer sur elle son attention. Il constate que c’est insuffisant pour Annie. Elle le croit distrait et elle se sent brusquement inconsistante, transparente. Son sourire se flétrit. Elle n’aime pas qu’il la regarde ainsi, comme s’il voyait quelqu’un d’autre à travers elle, comme si elle n’avait aucune importance. Aujourd’hui, elle trouve cela particulièrement difficile. Son copain a eu le même regard la veille, lorsqu’elle l’a affronté au sujet de sa maîtresse. Le même regard lorsqu’il a passé la porte, sans doute pour la dernière fois. Les yeux d’Annie deviennent humides, alors elle s’empresse de détourner la tête et de reprendre son chemin.

C’est alors qu’il lui parle pour la première fois.

—  Ne pleurez pas à cause de moi.

Sa voix la cloue sur place, comme s’il l’avait enveloppée d’un filet de plumes et de soie. Elle se retourne, malgré les larmes qui dévalent à présent ses joues et qu’elle aurait préféré cacher. Il la contemple intensément, le regard clair et grave, à la grande surprise d’Annie.

—  Ce n’est pas à cause de vous, balbutie-t-elle en s’essuyant nerveusement les yeux.

Il sourit en entendant sa réponse. Les larmes de la jeune femme s’assèchent et elle sourit à son tour, toute tristesse enfuie. Elle a l’impression d’être inondée de lumière. L’instant de grâce ne dure pas. Rémiel sent son regard se remettre à errer, mais Annie ne s’en formalise pas. Elle le salue de la main, dépasse la statue au pied de laquelle il est assis et reprend son chemin vers le portique de la basilique, où des vagabonds ont sans doute élu domicile pour la nuit. Elle va les réveiller et les aider à quitter les lieux, avant que leur présence ne dérange les administrateurs de l’église et que la police ne soit prévenue.

Rémiel la regarde s’éloigner, même si cela lui est difficile. Son image bouge et change sans cesse devant ses yeux, comme celle de toutes les choses qui changent et qui meurent. Il la voit telle qu’elle est, telle qu’elle se voit, telle que les autres la voient… Il voit la scène que son amant lui a faite la veille, car cette scène traîne encore dans les pensées d’Annie, même si elle n’a plus les fortes couleurs de la douleur. Il se voit aussi, magnifique et lumineux, dans la mémoire de la jeune femme. Cela l’attriste. Derrière toutes ces images du présent, il aperçoit aussi Annie telle qu’elle était deux ans plus tôt, lorsqu’elle est venue travailler pour la première fois dans l’ombre de la basilique… Il a du mal à fixer son regard sur le présent. Son esprit n’est pas fait pour changer, pour oublier…

À travers Annie, c’est souvent Marie-Jeanne ou Florence qu’il contemple. Elles viennent, elles aussi, fouler le parvis de la basilique à l’heure où le soleil en effleure le clocher. Marie-Jeanne au fichu blanc arrive peu avant la foule de la première messe, avec un panier de fleurs fraîches, que le bedeau lui achète. Florence, des fleurs dans les cheveux, accompagne des groupes de touristes attirés par l’Expo et leur montre où s’installer pour prendre une bonne photo de la basilique. Annie au jeans usé, se dévouant pour les toxicomanes, les putains et les itinérants, leur distribue des seringues propres, des préservatifs et des adresses de refuge, ainsi que de la nourriture lorsqu’on lui en donne.

Sous les sabots de Marie-Jeanne, le parvis est presque neuf. Sous les bottes de Florence, il est jonché de mégots. Annie y pose ses chaussures de course avec précaution, car les pavés sont inégaux. Pour Rémiel, toutes les images se mélangent. Certaines viennent de ses souvenirs, d’autres de la mémoire des gens autour de lui. Il est le seul élément inchangé. Lui et le goût du vin. La saveur interdite qui l’a perdu.

Bien qu’il occupe le même endroit depuis toujours et ne quémande jamais vraiment, les gens continuent à être généreux avec lui. Lorsque le soir tombe, il a toujours assez d’argent pour entrer chez le marchand d’alcool, juste en face de l’église, et s’acheter une bouteille de vin français. Rouge. Comme le sang d’une fillette aux cheveux d’or bousculée par un ivrogne et qui va se fracasser le crâne contre un mur de pierre.

Son apparence reste suffisamment soignée pour que sa présence n’attire même pas leurs questions. Aucun employé ne semble reconnaître, le soir venu, l’homme qui a passé sa journée dans l’ombre de la statue de l’ange. Il paie toujours scrupuleusement. Il n’y est pas obligé, mais il préfère s’y astreindre. S’il évite toute faute, peut-être aura-t-il droit à la rédemption. Un jour.

Il reste perdu dans ses pensées tandis que le soleil poursuit sa course dans le ciel. Marie-Jeanne, Florence et Annie quittent le parvis. Elles vont poursuivre leur journée ailleurs. Il voit leurs projets s’esquisser dans l’air autour d’elles, pareils à des nuages de fumée subtilement sculptés. Florence va escorter ses touristes jusqu’à l’île Ste-Hélène. Annie se rend au Square Berri, que les sans-logis envahiront dans les prochaines heures. Marie-Jeanne entame la longue marche qui la fera sortir de la ville en devenir. Sa fermette et ses jardins fleuris se situent désormais sous des tours de verre, tours devant lesquelles Annie passe chaque jour à pas pressés…

Une pluie de printemps, glaciale, violente, se met à tomber sur le parvis qu’Annie, Florence et Marie-Jeanne ont quitté. Rémiel, indifférent, la laisse lui battre le crâne, mais son corps, machinalement, redresse le col de son vêtement et se recroqueville contre l’ange de pierre, en espérant trouver quelque abri sous ses ailes repliées. Cependant, chaque goutte de pluie use un peu plus la vieille statue. Chaque rafale de vent réduit encore davantage ce qui reste de l’ange.

Tandis qu’on s’agite autour de lui pour fuir l’averse, Rémiel demeure absorbé par ses visions intérieures. Une femme qui passe en courant sous son nez lui rappelle toute l’ironie de son sort. Alors que le monde est rempli de femmes comme elles, des femmes aux multiples jupes toujours courtes, encore plus belles en réalité qu’elles ne le sont aux yeux des hommes, il a fallu qu’il cède non pas à la luxure, mais à la gourmandise et à l’intempérance. Déchu pour une goutte de vin rouge et râpeux bue un soir d’été dans le cloître d’un monastère… un nectar qu’il n’oubliera jamais. Comme il n’oubliera pas non plus la petite mendiante qui s’était brusquement accrochée à son bras.

Le soir tombe. Rémiel ramasse l’argent que les passants lui ont jeté dans la journée. Il a connu des guerres et des victoires, il a connu des femmes, il s’est laissé tenter par la colère, la paresse, l’envie, l’orgueil, l’argent… mais rien ne lui a jamais apporté autant de plaisir que cet instant, chaque soir, où il entre chez le marchand d’alcool pour choisir le cru qui sera sa compagne pour la nuit. Devant les étagères, il hésite devant les tonnelets de bois, sa jarre de céramique à la main… Entre les rayonnages de métal, il admire la sélection de bouteilles de verre… Son choix fait, il tend ses gains du jour au marchand rougeaud, au vendeur condescendant, à la caissière timide.

Il sort du magasin, son achat à la main. Il résiste à la tentation, brûlante, d’y goûter aussitôt. Ses pieds le dirigent vers le fleuve et le port, qui est plus ou moins vieux selon les détours où son esprit s’égare. Le voilà au bord de l’eau, entouré de badauds à l’apparence fluctuante. Il attend encore, malgré sa gorge qui lui semble desséchée. Il sait que ce n’est qu’une illusion, même s’il ne se rappelle plus quand il a bu ou mangé pour la dernière fois. Son esprit n’est pas fait pour changer.

La nuit s’installe, opaque, et les badauds la désertent. Comme il l’a fait des milliers de fois, mais chaque nuit pour la première fois, il ouvre le récipient en attaquant avec ses ongles la cire qui scelle la jarre de céramique… avec son limonadier le bouchon de liège qui ferme la bouteille… avec son tire-bouchon le tampon de plastique qui obstrue le goulot. Le bouquet du vin, d’autant plus capiteux qu’il est trop chaud, monte brusquement jusqu’à lui.

Tremblant, il inspire l’exquise fragrance de la boisson défendue. Il porte le contenant à son nez, ce qui intensifie le parfum qui le torture. Ses lèvres sont presque au contact du goulot. Il imagine le goût merveilleux qu’aurait le liquide sur sa langue. Il laisse passer encore un moment, savoure son tourment, contemple sa souffrance chaque soir renouvelée.

En un geste qu’il a mis longtemps à maîtriser, il sollicite, d’un seul coup, tous les muscles de son corps, éloigne de ses lèvres le flacon de vin, en luttant sans merci contre son propre désir, et le lance de toutes ses forces vers les flots du fleuve, que la nuit obscurcit. L’œil a peine à suivre la trajectoire de la bouteille, qui déverse son vin derrière elle comme une créature blessée à mort qui se viderait de son sang. À l’apogée de sa course, elle accroche brièvement la lueur de la lune, des becs de gaz, des lampadaires, des lanternes et brille, un instant, comme une étoile de plus. L’illusion est brève et l’étoile se décroche aussitôt pour se précipiter vers l’eau qui l’avale et l’entraîne dans les abîmes.

Rémiel laisse couler sur ses joues des larmes impuissantes à calmer la douleur du manque. À côté de lui, le souvenir de Marie-Jeanne lui sourit, alors que ses mains courtaudes triturent la croix qu’elle porte au cou. Le souvenir de sa propre voix résonne à ses oreilles alors qu’il accompagne Marie-Jeanne dans sa prière.

Effort futile. Il n’a jamais eu besoin de voix pour prier. Son silence ne l’empêche pas de décocher, de toute son âme, une fois de plus, une prière d’espoir en direction des cieux.

« Seigneur, je t’offre un autre jour exempt de péché. Est-ce enfin suffisant pour racheter ma place à tes côtés ? »

Mais le dieu de miséricorde, une fois de plus, l’ignore.

Le lendemain matin, ou peut-être le suivant ou celui d’avant, puisque tous les jours se ressemblent, il est, comme toujours, assis auprès de l’ange, devant la vieille église. Les ailes délabrées de la statue se déploient derrière lui. Elles semblent encore plus dégradées qu’à l’habitude aujourd’hui. Le temps n’est pas tendre avec l’ange. Un jour, sans doute, quelqu’un décidera de mettre au rebut ce qui en reste.