Instant, de Francine Pelletier

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Le temps s’est arrêté. L’espace d’un instant, tout a cessé de bouger. Même la foule s’est immobilisée, poings tendus, interrompue en plein mouvement. Jusqu’à mon assaillant qui semble paralysé. Son poids me maintient au sol, lourd comme la plaque d’un caveau.
Et pourtant, je peux enfin respirer, hors de la vie, dans mon carcan de silence cotonneux.

Autour de moi, le monde entier se met à bourdonner. Il y a des cris de joie et le bruit du jaillissement de l’eau. Des jeunes, à côté, s’amusent à faire la bombe dans la piscine. Leurs rires me parviennent, encore assourdis.

Je reste là, sans bouger, les yeux clos. Il pèse sur ma peau comme une couverture chaude. La brûlure du soleil? Je ne parviens pas à reconstituer les gestes qui m’ont conduite ici. J’ai dû dormir longtemps. Je me sens mal à l’aise, à l’étroit dans mon corps comme en un mannequin de cire.

J’ouvre les yeux et demeure un moment éblouie. Le ciel blanc m’enveloppe à l’infini, éclatant de lumière. Un ciel aux milliers de petits soleils ronds. Un horizon faux, sans crépuscule.

Je cligne des paupières et me redresse sur la chaise longue. Le patio est trempé. Les jeunes s’ébattent encore, bousculant la surface agitée de la piscine. Quelqu’un lit dans un coin, à l’ombre d’un palmier. Un citronnier chargé de fruits et des arbustes aux fleurs rouges dressent un mur aux couleurs éclatantes entre la piscine et le passage qui mène au vestiaire. Cet endroit n’est que rire et bronzage. On se croirait dans une carte postale. Et mon corps nonchalant s’intègre si bien à ce paysage de vacances…

Je quitte le fauteuil de plage, la serviette roulée sur l’épaule, et traverse le patio d’un pas de somnambule, dans une totale indifférence. Si les garçons m’ont sifflée, à mon arrivée, je n’ai pas retenu longtemps leur attention. Déjà, de l’autre côté du mur végétal, la piscine et ses occupants me paraissent lointains, inexistants.

Au vestiaire, j’enfile une tunique blanche qui met mon bronzage en valeur. Il n’est pas recommandé de se balader en monokini dans les couloirs sérieux d’Asterman.

Asterman… Gamine, lorsqu’Asterman n’était qu’un projet, je n’entretenais pas de rêve plus cher que celui de monter en orbite, d’aller découvrir à quoi ressemble notre bonne vieille planète vue d’en haut. M’y voici, maintenant. Et je pourrais tout aussi bien me trouver dans n’importe laquelle des grandes villes de la Terre. Voilà Asterman: un gratte-ciel placé sur orbite. Une ruche bourdonnante, centrée sur elle-même. Où sont-elles, les grandes baies d’observation que l’on a tant vantées, ces points de vue mirifiques permettant d’apercevoir les étoiles, de saisir le vol fugitif d’une navette? Un mythe, tout ça. Asterman se noie dans sa propre clarté.

À chaque niveau, à l’intersection de chacun des quartiers, l’unité d’ascenseurs se signale par des parois en métal poli sur lesquelles se bouscule le reflet de la foule affairée. Les silhouettes se découpent sur le mur plat, dans un éclat de couleurs. La foule a de ces mouvements extravagants, dévoilant parfois les projecteurs qui dessinent des cercles clairs sur la paroi.

Je me détourne un peu vivement, frôle un passant distrait qui marmonne une excuse, comme s’il se trouvait dans le tort. Je m’enfonce à travers le dédale de couloirs, d’un pas flâneur. La première conférence interplanétaire pour la paix – l’événement du siècle – a lieu ici, sur Asterman, et la station a drainé vers elle les représentants de tous les médias. Moi, la débutante, je cherche des mots. Mon article se refuse à prendre forme. Alors je parcours les couloirs, des phrases ronflantes plein la tête. Cela me semble tellement extraordinaire de vivre là! Je suis la page blanche. Ma vie commence ici.

Parvenue à la mezzanine qui surplombe la grand-place, je m’arrête. Voici le centre, le cœur d’Asterman. Je me penche un instant à la balustrade pour apercevoir, deux étages plus bas, le point central de la station. Le sol forme une mosaïque abstraite, de bleus, d’ocres et de verts, les couleurs de la Terre. Des ouvriers y travaillent à monter le podium sur lequel seront prononcées, demain, les allocutions. Un reporter et son équipe filment la scène qui passera tout à l’heure aux actualités. La silhouette du journaliste se détache du fond sombre de l’estrade. Encore un inconnu. Mais c’est normal de ne pas le connaître: les contacts se font peu fréquents entre les médias écrits et électroniques.

Au-dessus du reporter, un grand panneau lumineux annonce la conférence. Victor Enden, le nouveau directeur administratif d’Asterman, y sourit en trois dimensions. Il a surpris tout le monde, Enden, en convoquant les représentants nationaux. Une conférence pour la paix, voilà une idée géniale. Enden y occupe toute la place. Peut-être est-ce ainsi que je devrais le présenter: à peine entré en fonction et déjà si omniprésent! Mais je ne veux pas lui faire de la réclame. Je devrais plutôt commencer par la station: conçue pour servir l’expansion spatiale, parrainée par l’ONU qui souhaite éviter de propager dans l’espace les petites guerres terrestres, Asterman devient grâce à Enden un lieu de rencontre international. Pas mal.

Tant d’ambition réunie dans un seul homme, je ne peux qu’admirer: Enden, plus grand que nature, semble saillir de l’affiche; ses épaules fortes, puissantes, se découpent dans la clarté du panneau. Une main tendue esquisse un geste invitant, majestueux.

Un choc sourd: un ouvrier vient de laisser choir un outil.

Je me redresse, m’étire et regagne la plus proche unité d’ascenseurs, celle qui fait frontière entre le quartier des loisirs et le secteur administratif. Ici, Asterman s’agite d’un autre pouls. Des commis vont et viennent dans les couloirs, obéissant à des voix aimables et détachées qui effectuent de mystérieux appels. Dans ce quartier siège le temple du Pouvoir, l’autel d’où Saint Gouvernement en personne étend sa main apaisante sur le front brûlant de la Terre. Et moi, ma tête, qu’est-ce qu’elle raconte? Je ne peux pas écrire ça. On ne me demande pas mon opinion, mais un reportage, des faits. Des faits? Cherchant à imposer la paix, Asterman s’impose, tout simplement.

Je me promène au hasard de la station. Un ascenseur me dépose à l’entrée d’un nouveau couloir obscurci d’oranges et de pourpres, sur lequel ouvrent les salons, les fumeries, ces lieux odorants et troubles d’un joyeux brouhaha. Je longe le corridor sans me presser. Des promeneurs s’engouffrent ou émergent par intermittence des portes qui s’effacent en douceur, révélant parfums et musiques. Traverser ce couloir, c’est pénétrer dans un kaléidoscope de sensations.

La dernière porte reste longtemps ouverte. Sans doute ma présence hésitante sur le seuil la maintient-elle dans cette position. La pièce paraît sombre. De l’autre côté du bar, derrière la paroi opaline, des corps s’ébattent, curieux poissons humains. Par-devant, la forme vague des buveurs immobiles, accoudés au comptoir, tranche en contre-jour sur la luminosité verdâtre de la piscine.

Je me suis approchée sans même m’en rendre compte. Déjà, le barman m’interroge. Je commande un verre. Près de moi, un journaliste; la carte épinglée sur son épaule indique France-Net. Il se tourne vers moi, je porte mon verre à mes lèvres et croise son regard. Sa voix rauque trahit qu’il a passablement bu.

— Dites donc, vous, d’où sortez-vous? J’vous connais pas!

Je pose mon verre, souris avec indulgence.

— Parce que vous connaissez tout le monde, ici?

Comment cela se pourrait-il, il y a tant de gens dans la station… Moi, je suis totalement perdue parmi eux. Mais lui, avec une dignité pâteuse, il scande:

— Tout-le-monde. Si je vous avais déjà vue, je m’en souviendrais.

C’est flatteur, alors je ris. Mais il insiste.

— Pour qui travaillez-vous?

En arrière-plan, des écrans. Une série d’écrans ou apparaissent des chiffres, des symboles. L’un d’entre eux est noir et minuscule. À côté, le déroulement lent du papier. Il s’y imprime les zébrures d’un graphique. Un poignet, tout proche. Une sorte de montre au cadran lumineux, transparent, reliée à un tube très fin dans lequel s’écoule un liquide clair. Goutte à goutte.
Le journaliste me fixe d’un regard intrigué. J’esquisse une grimace moqueuse.

— Je suis la mystérieuse concurrente qui vous forcera à la retraite.

Il ne goûte pas la plaisanterie.

— Qui êtes-vous?

Mon verre fini, je me lève, m’éloigne à pas lents. J’entends dans mon dos éclater la voix d’un ivrogne.

Sur le seuil, je me retourne. Pas de visage là, rien que des formes mal définies. Je frotte ma paupière. Qu’est-ce que j’ai à l’œil? Encore ces taches noires. Décidément, je supporte mal la lumière de ces projecteurs.

Je soupire avec soulagement en retrouvant le couloir silencieux.

Une nouvelle intersection jaillit tout à coup, carrefour des ascenseurs. Prisonnière d’un palais de glace, mon image se profile sur les murs. Il n’y a autour que des fantômes de passants. Je me détourne, mon reflet se disloque au milieu de la foule. Il faudrait pourtant que je ponde au moins un brouillon, sinon un mot bref à mettre en ligne. Me voilà qui erre, désœuvrée, alors que je devrais m’agiter, trembler d’excitation. Si je continue comme ça, ma carrière va s’écraser avant d’avoir pris son envol. Alors, cet article? Mes jambes me portent machinalement jusqu’à l’ascenseur.

Le quartier d’habitation se montre aussi actif que celui des loisirs, du moins dans le secteur où je suis installée. Ici, se trouve logée la joyeuse clique des reporters, leurs équipes techniques et toute la foire bigarrée qu’entraîne un événement de cette importance. Les portes coulissent sans arrêt, on s’interpelle dans toutes les langues, sous le regard imperturbable de nombreux gardes de sécurité.

Je me glisse par les couloirs avec une indifférence prudente, répondant aux invites par un sourire sans conséquence.

 

Transition brutale: ma chambre, comme une cabine insonorisée, me coupe soudainement du monde extérieur. Sans que j’esquisse un geste, le plafond s’éclaire faiblement. J’hésite un moment, plantée au centre de la pièce. Le lit m’invite mais il est tôt encore. Je m’assois, presque à tâtons, sur le siège bas de la coiffeuse. Celle-ci s’illumine aussitôt d’une couronne d’ampoules et je sursaute en retrouvant mon visage dans la glace circulaire.

Allons, me déshabiller, me mettre au lit. Dans le tiroir à lingerie, des tissus soyeux aux tons pastel. La robe de nuit se cache quelque part. Sous la caresse des vêtements, un objet dur. Enveloppé dans un foulard, une chose noire et lourde, une crosse en angle droit. J’espère ne pas avoir tiré de fil à l’un de mes dessous. Repousser l’objet au fond du tiroir, dans un coin sans danger pour les précieuses soieries.

Je délaisse la coiffeuse avec lenteur, le lit chaleureux me berce.

Je m’éveille dans un désordre de couvertures. Telle une enfant échevelée, je porte sur mes joues les marques de l’oreiller. Épuisée, comme après une nuit sans sommeil, je me sens poisseuse et sale. La douche me rafraîchit à peine. Je m’assieds à la coiffeuse. Sur la table, un peigne nacré, une brosse assortie, un poudrier rond et rose. Le poudrier tombe, se fracasse contre le coin du meuble, s’éparpille sur le tapis. Je m’agenouille pour ramasser les morceaux. Entre mes doigts, les débris du miroir accrochent la lumière et reflètent des fragments de visage. Des éclats de moi.

 

Lorsque je quitte la chambre, drapée dans une large tunique aux multiples plis, il me reste tout juste le temps de prendre un bref déjeuner au club de presse. Les allocutions ont lieu à onze heures et je ne dois pas en manquer le début. Les retardataires se bousculent autour des ascenseurs. Je me laisse pousser dans l’appareil.

En sortant de la cafétéria, je gagne la mezzanine au deuxième niveau, ce deuxième balcon réservé aux médias de moindre importance. Le garde de sécurité examine ma carte et me cède le passage d’un hochement de tête. Déjà, son regard se détache et se porte au-delà de la rampe, vers le groupe qui prend justement place sur le podium.

En haut, nous sommes peu nombreux. Pour les avoir croisées dans la station, je reconnais quelques têtes. Personne ne fait attention à moi. Je m’appuie à la balustrade.

En bas, sous le regard de verre d’une armée de caméras, se trouvent les membres du comité permanent pour la paix, les grands-prêtres du pouvoir. Eux, je les connais tous. L’Américain ne présente que peu d’intérêt, je ne lui accorderais pas dix mots. Le Russe et les autres Européens non plus, pas même un paragraphe pour eux tous. Seul l’Imam doit posséder une certaine influence. Il aurait sans doute été intéressant de le rencontrer en entrevue, si j’en avais eu le temps. Mais, de toute façon, aucune des personnes montées sur le podium n’arrive à la cheville du géant, du maître d’Asterman, Victor Enden, le directeur administratif de la station.

Formule un peu trop flatteuse. Se peut-il que l’on n’attende rien d’autre de moi? On connaît la tendance récente d’à peu près tous les médias du premier rang: encenser, enterrer les faits sous un amoncellement de fleurs. Suis-je devenue journaliste pour lécher des bottes? Journaliste.

Soudain, un mouvement près de moi. Un groupe envahit la mezzanine. Sans doute des observateurs repoussés au deuxième balcon. Une petite foule étouffante assiste maintenant à mes côtés à l’allocution de Victor Enden.

Son discours hypnotise, comme une rengaine publicitaire. L’inauguration d’Asterman, cette Utopie qui doit régler les problèmes soulevés par l’expansion spatiale. Le comité permanent ou siègent les représentants nationaux. La nomination de Enden au poste, honorifique, de secrétaire du comité. La première conférence interplanétaire pour la paix, dont on procède maintenant à l’ouverture.

Je n’écoute pas, je sais déjà ce qu’ils vont annoncer, ces insatiables qui participent au festin du pouvoir. Je la connais d’instinct, la proposition de l’Union Islamiste qui va accorder à Enden le droit de vote au comité. Ce sera lui remettre ni plus ni moins que les clefs de la ville. Ensuite, quel obstacle restera-t-il entre Enden et le pouvoir absolu? Pas grand-chose. L’intouchable armée de la paix, peut-être, qui relève elle aussi du comité. L’équilibre actuel des forces est instable. Il suffirait que l’opinion publique balance un tout petit peu plus du côté de Enden pour qu’il soit en position d’agir en monarque absolu…

À quoi bon toutes ces belles paroles? Je ne pourrai jamais écrire cela. Mais pourquoi pas? Qu’est-ce que c’est que cette perpétuelle autocensure? Je ne sais plus. Je ne suis pas un grand reporter. Je devine seulement qu’Enden, si on lui en donne l’occasion, trouvera certainement la manœuvre appropriée pour prendre le contrôle des forces de sécurité. C’est ce qu’on appelle un grand homme.

Un beau grand homme. Sa tenue altière, en bas, sur le podium. La ligne de son corps, sa silhouette immobile, massive, bien découplée. Des projecteurs s’allument, je lève un instant la tête et cligne des paupières, aveuglée. Ma rétine garde l’empreinte de cet éclat, des taches sombres. Des cercles noirs qui se multiplient. Rouges.

 

La main, le geste plus rapide que l’œil, plonge sous la tunique. Ne pas crisper les doigts. Éloigner, étendre le bras dressé, une ligne bien droite. Le prolongement du bras, bien dirigé. Pointer, fermer un œil. S’appliquer. Bien dans la mire. Un éclair. Le recul dû au choc. La panique sur l’estrade. Il chute à la renverse au milieu des gens. La main lourde se lève, pivote. Le gardien stupéfait. Happé dans sa course. Des mouvements dans la foule. Les gardes se précipitent.

Je…

Pieds bétonnés pendant la débandade. Et le temps, le temps. Précipice. Les pas des gens, multitude hurlante.

Je ne…

Mes muscles rouillés. Empêtrés. Fuir.

Je ne suis…

Des bras durs. M’enlacer, m’écraser au sol. Un visage contre le mien.

Je ne suis pas…

Un corps de fer qui me plaque et me brise. La douleur cisaille mon dos, et lui sur moi, pesant.

Le temps s’est arrêté. Tout a cessé. La foule, immobile, poings tendus. Interrompue en plein mouvement. Mon assaillant, paralysé. Son poids sur mon corps, un lourd manteau.

Enfin, respirer. Hors de la vie. Un carcan de silence cotonneux.

* * *

Le temps effacé. Je m’enfonce dans un ailleurs, avant, ce jadis ou une autre moi-même existait.

En arrière-plan, au fond de la pièce, des écrans limitent mon horizon. Je voudrais les détruire, les crever, ces regards ennemis. Ils n’ont pas le droit, j’étais libre, j’avais purgé ma peine. Ils m’ont prise, droguée, enlevée. Ils m’avaient déjà volé tous mes droits: je n’étais plus personne, rien qu’une ex-détenue politique. Libre.

Sur leur série d’écrans apparaissent les chiffres, les symboles qui réduisent mon existence à une équation. Chacune de mes réactions est observée, analysée. Je ne sais pas ce qu’ils veulent.

Je me débats, je secoue les courroies qui me retiennent à ce fauteuil, mais c’est tellement futile. Là-bas, tout au bout de la rangée d’écrans, le dernier, noir et minuscule, commande le déroulement lent de l’encéphalogramme. Sur le papier, l’aiguille tressaute, trace de larges zébrures. Je voudrais stopper son mouvement, briser tous leurs appareils. À mon poignet, ils ont fixé cette drôle de montre. Elle est reliée à un tube très fin qui se branche à un boîtier gris. Dans le tube s’écoule un liquide clair, goutte à goutte. Je suis sans force, si je pouvais…

* * *

Les tuiles du plancher, noircies. Je reste hébétée, enfouie dans ma souffrance. Je tourne la tête. Des souliers, des mollets, une forêt de jambes. Derrière, des bottes noires; elles vont se frayer un chemin jusqu’à moi.

Il ne faut pas qu’ils me prennent. Ils vont me tuer.

* * *

Avant. J’existais.

Il fait sombre et chaud. L’été caché dans le sous-sol d’un immeuble délabré. Des pas lourds sur le plancher métallique. Des projecteurs illuminent brutalement la salle. Des cibles de carton s’alignent au fond.

Je reconnais la cible. Les dents serrées, je retiens un cri. Un objet dur entre mes mains. Mes liens tombent soudain, je bondis et je tire, je tire. Des éclats de carton sont projetés en tous sens. Je ris. La cible défigurée vacille sur son support.

Intolérable, la douleur. Les yeux arrachés du crâne. Je m’écroule, ma tête, elle commence à se fissurer. Mon thorax, déchiré par en dedans. Je roule sur moi-même. Mon corps tressaille, sursaute, puis s’effondre, épuisé.

* * *

Tout près, trop près le raclement des bottes sur les tuiles. Halètements de celui qui m’a jetée au sol. Plaqué contre moi, il me maintient. Sa poigne solide. Me glisser hors de cette prison de bras et de jambes. M’échapper? Regarder mon assaillant, lui dire…

* * *

La voix harassante. Les gestes répétés, inlassablement: une cible, ce visage, la sensation d’une arme entre les doigts, presser la gachette. Le visage éclaté et la voix: « Non, vous n’avez rien compris, c’est déplorable. » Déplorable. Un crépitement, des crissements comme du sable dans ma tête, le corps qui tressaute sous l’onde de choc, un cri franchit les lèvres, se meurt, et le corps qui s’affaisse, vidé de sa substance.

Les gestes inlassables: une cible, la gachette. Le cœur, le visage, à épargner, zones grises. Une tache rouge sur une épaule, des cercles concentriques. Viser. Tirer. La voix: « C’est mieux! » et le flot de la souffrance qui se retire.

* * *

Une poigne ferme me saisit aux épaules, je glisse sur le côté. Mon assaillant se penche vers moi, nos visages se touchent presque. Pour la première fois, j’aperçois ses yeux gris, pleins de stupeur. Je le reconnais, c’est l’homme du bar, visiblement désemparé. Je le sens envahi par une vague panique. Non, ne me laissez pas, écoutez.

Ma seule chance: son métier, le métier de la curiosité, peut encore sauver ma vie.

* * *

Les projecteurs éblouissent. Il faut un moment pour distinguer la cible. Lorsqu’elle apparaît, réprimer son geste. Le bras se dresse. Bien dirigés, la main et son prolongement pointent, l’œil cligne. Attention au choc du recul. Le bras retombe et le silence assourdissant. Un écran qui se dissipe. Voilà.

La voix tout à coup: « Très bien, parfait! » Soulagement. Expirer, bien calmement. Chaleur et bien-être.

Molle et inconsistante entre leurs mains, se laisser emporter. Mais dresser un instant la tête, un dernier regard à la cible.

Le carton déchiqueté s’effiloche et c’est toute l’épaule qui part en lambeaux. Là où ils m’ont appris à viser.

* * *

L’instant retombe, les gestes suspendus reprennent leur cours. Les mouvements affluent, marée brutale. Les bottes noires se soulèvent lourdement, en un rythme régulier.

Vite.

Mes mains s’agrippent telles des serres aux vêtements du journaliste.

— Les laissez pas me tuer. Il faut que je parle.

Il hésite.

— Ne les laissez pas me tuer!

Une lueur envahit progressivement son regard: l’intérêt. Mais avec une telle lenteur… La foule recule et pendant un bref instant les canons nous dominent.

Son étreinte s’allège, il me soulève, je reprends pied. Sa main sur mon bras devient possessive. Je cherche son regard. Ses yeux menacent et les canons s’abaissent, à contrecœur.

La foule s’écarte; je respire à fond, comme pour la première fois.

 

 


Première publication: Dix nouvelles de science-fiction québécoise, 1985.